Queneau, l’adjudant des cimes

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Raymond Queneau a-t-il lu Raymond Queneau ? On incline à le croire, au regard de son exceptionnelle curiosité. Mais il n’est pas moins vrai qu’il ne le mentionne jamais, ni dans l’Encyclopédie Universalis qu’il dirige pendant des années, ni dans les notes et courriers qui accompagnent ses travaux éditoriaux chez Gallimard ; pas plus dans les innombrables articles que suscitent ses activités de Satrape au Collège de ’Pataphysique ou même dans son projet de recueil sur les Fous littéraires.

Disons-le avant d’égarer le lecteur : il y a deux Raymond Queneau et l’autre n’est pas facile à débusquer. On sait peu de choses de lui : une enfance passée à courir les rues, puis, devançant l’appel, engagé volontaire en septembre 1914. Pas seulement par patriotisme : son rêve est de battre la campagne.  Mais voilà qu’on l’envoie dans un fortin des Alpes. Il s’agit de veiller à la sécurité des cols et des cimes. Alors, tandis que les batailles de la Marne et la course à la mer font trotter les fringants pioupious culottés de rouge garance, lui, surveille à la jumelle les évolutions des mouflons.

L’un après l’autre, les membres de l’escouade sont invités à rejoindre les désormais bien moins fringants pioupioux devenus de boueux Poilus. Lui, il reste et peste ! Récrimine, écrit, demande à rejoindre les enfants du limon dans les plaines éventrées de l’Artois ou de la Flandres, ou même à être versé dans la marine. Hé bien Raymond, si tu t’imagines fendre les flots à bord d’un torpilleur numéroté zigzaguant entre les fleurs bleues des tirs des cuirassés adverses, c’est raté. Ses courriers insistants restent lettre morte. Tout ce qu’il y gagne, c’est une lente promotion : 1ère classe, caporal, sergent, chaque saison lui amène une nouvelle sardine à coudre sur sa manche.

Au sortir du rude hiver 1917, le voilà adjudant. Son dernier homme de troupe est envoyé à Verdun. Il se retrouve seul pour débusquer les forces ennemies qui tenteront de passer entre les marmottes.

D’autres déserteraient, rêveraient de Tartares ou profiteraient de la planque pour se faire du lard sans bouger. L’adjudant Queneau veille assidument sur les grandes pentes d’ubac et d’adret et imagine l’ennemi partout, derrière les moraines, sous les cailloux, entre les glaciers. Il essaie de deviner par où il arrivera… En attendant l’attaque inéluctable, il s’entraine à blanc ; évidemment, sans formation militaire (sauf les quinze jours de classe qui lui ont permis d’assimiler les rudiments du ‘nnavant ‘arche et les subtilités du a’rdavouus !), sans bibliothèque convenable où lire Xénophon, César ou Clausewitz, il en est réduit à tout réinventer. Alors, méticuleusement (le temps ne lui manque pas) il analyse point par point les cas de figure :

Que faire si l’ennemi vient à pied ? à cheval ? en voiture ? s’il est armé d’un couteau ? d’un sabre ? d’un pistolet ? s’il est seul ? nombreux ? très nombreux ? Comment attaquer ? se défendre ? D’abord résolument centré sur sa propre position solitaire et montagneuse, il ouvre plus largement sa réflexion et imagine d’autres colonnes : si on est soi-même seul ou plusieurs, armés et comment ? s’il pleut, brume, ou fait soleil ? et si on a mangé ? trop mangé ? Bref, dans les tableaux qu’il trace au brouillon sur la neige, il aligne bâtons, chiffres et lettres et combine les cent mille milliards de possibilités qui peuvent se présenter sur un champ de bataille.

L’État-major ne songe à signaler au fortin la signature de l’Armistice que le 20 décembre 1919 (dans la fièvre de la victoire, on a un peu oublié l’adjudant Queneau Raymond). Il redescend juste avant les premières neiges, laissant dans la chambrée du fortin une pipe, quelques nippes et un grand cahier dont la couverture porte :

Exercices d’hostiles.

 

 

* * *

Je profite de l’été pour continuer les vies improbables des anonymes homonymes de célébrités. Après Georges Sand, Perec, Levi-Strauss, Balzac, Kant, Hugo, Proust, E.-L. James,  Céline, Dostoïevski, et Tolstoï, voilà Queneau (Raymond). Comme parfois, des titres du vrai Queneau se sont glissés ici ou là. Le prochain ? ça pourrait bien être l’Émile Zola, mais je suis ouvert à toutes les suggestions.

Je n’ai évidemment presque rien inventé, et surtout pas le Collège de ‘Pataphysique.

Illustration : le major Djoukitch de l’armée serbe en observation. Agence Rol, 1915. Gallica/BnF.

 

22 commentaires

    • Mystère et secret défense ! Il parait qu’un bibliothécaire au ministère des Armées en a pris grand soin : même que, à ce qu’on dit, il s’appelait Maginot….

  1. @ Carnetsparesseux : Mille bravos pour la démonstration étincelante ! 🙂

    « Queneau ! Queneau ! » s’époumonait le Zouave du pont de l’Alma, qui avait des lettres, lors de la dernière montée de la Seine (Notre-Dame restait à l’époque de plomb).

    Le soldat Queneau venait de finir de lire le « Traité du style » (1928) d’Aragon : l’exercice anti-militariste était bien parti (« En rangs, couvrez ! »).

    Cette forte tête – avec ses lunettes en forme de longue-vue – allait se lancer dans la poésie à-tout-va, son paquetage bouclé au carré (de l’hypoténuse).

    En zigZazant, Queneau prenait le métro jusqu’à la station Blanche (et puis c’était parfois l’oubli avant la Bonne Nouvelle) : il aimait décidément cette fille qui avait du chien(dent).

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