Dostoïevski et le Chat Botté

Si Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski connaît Dostoïevski ? Bien sûr ! Même que môme, ça l’a amusé d’avoir le même nom qu’un gusse aussi célèbre ! La tête des professeurs, à chaque rentrée ! Dès le premier appel, passé l’obstacle des deux prénoms, les lèvres trébuchaient sur les cinq syllabes couronnées d’un tréma, le sourcil circonflexe d’hésitation, puis la mine s’allongeait à la crainte d’un canular tandis que leurs narines frémissaient de respect au cas où, par hasard, l’élève Fiodor serait parent du Célébrécrivain ?

Et la tronche des petits camarades de classe qui ne comprenaient rien à la soudaine circonspection du maître, eux dont les patronymes issus de tous les coins de France et d’un large bout de l’Europe ne leur avaient jamais obtenu autre chose que l’aboiement des professeurs. Keskiladplusse, çuilà ? Vlassisdisent à chaque rentrée d’école, de collège ou de lycée. Mais bon, une fois les vacances de la Toussaint passées, ça se tassait : on l’appelait Michel, ou Dosto, et puis on jouait aux billes. Voilà tout.

L’a-t-il lu, le Célébrécrivain ? Il a essayé. Mais si le fantastique féroce du Crocodile l’a ravi, l’épais pavé des Frères Karamazov lui est tombé des mains. L’âme russe, ça n’est pas pour lui. Il n’est pas idiot au point de lui envier sa vie : l’école militaire, la Sibérie, l’épilepsie et le jeu…traverser tout ça pour finir confit en patriotisme !? Ses parents à lui, nihilistes et non violents qui ont traversé la moitié de l’Europe, papillons attirés par la grande et belle lumière de la France, terre de la Liberté et du Savoir pour découvrir que là aussi régnaient le sabre et le goupillon, l’ont assez averti du danger de se livrer à des rêves ambitieux.

Bachot en poche il a obtenu d’un professeur une lettre de recommandation (il se doute qu’il le doit plus à la grande ombre de l’autre Dosto qu’à son propre goût pour l’étude et à son écriture régulière) auprès d’un éditeur certainement amusé à l’idée de faire travailler un Dostoïevski. Alors à la demande, il rédige les mémoires d’un boxeur ou d’une chanteuse, de tel coureur cycliste ou d’une aviatrice ; on ne lui propose jamais de prêter sa plume à un militaire ou un député, ce qui lui évite de refuser. Bien évidemment, il ne signe pas : dans le monde des Lettres, il ne saurait y avoir qu’un seul Dostoïevski ! Ghost writer, écrivain fantôme, voilà bien le métier qui convient quand on porte un tel nom.

Pour l’heure, il prépare un recueil de contes animaliers que signera un grand nom de la presse. Alors il parcourt les contes médiévaux, revisite les Mille et une nuits, plonge dans La Fontaine, bref passe ses jours dans les bibliothèques à compiler les figures de bêtes et leur caractères : le noble lion et passablement naïf, le loup affamé et stupide, le renard rusé, l’agneau bêlant et moutonnier, l’ours glouton, la cupide cigale… Tout ce bestiaire le fait songer aux gravures acides de Steinlein ou Valloton. Il s’intéresse maintenant au chat, curieuse figure de bête séduisante et menteuse qui ne dédaigne pas la compagnie du Diable et qui chez Perrault, bottée, ravit à force de bagout et de contrevérité la première place au héros du conte.

Mais voilà que le trantran agité des bibliothécaires derrière leur comptoir et le brouhaha assourdi qui monte des rangées de tables lui indiquent que la bibliothèque va fermer. Aussi bien, c’est assez pour ce soir. Demain, il relira les frères Grimm, pour vérifier quelques paragraphes concernant les rapports équivoques du chat et de la vérité. Alors, demi levé, avant de passer son manteau, il note dans son carnet le programme du lendemain :

Grimm et chat qui ment.

 

 

 

***

Que furent les vies des homonymes anonymes des célébrités ?  Après Georges Sand, Georges Perec, Claude Levi-Strauss, Honoré de Balzac, Emmanuel Kant, Victor Hugo, Marcel Proust, E.-L. James et Louis-Ferdinand Céline, voici l’autre Fiodor Dostoïevski.

Quelques titres du vrai Fiodor Mikhaïlovitch D. se sont glissés dans l’histoire. Et le texte du Crocodile est là.

Illustration : Chats siamois dans une exposition en Angleterre, Agence Rol, 1926. Gallica/BnF.

 

20 commentaires

      • Dans le cas d’Hemingway, ce n’était pas encore tout à fait la littérature, mais les rudiments de la langue Française. Et je donne peut-être une fausse impression quant à mon parcours (peut-être le poème précédent ?) – les professions qu’on a eues, là aussi, une riche mine de matériel à explorer. Moi par exemple, j’aimerais bien savoir en quoi consiste le métier de zigzagueur. 😊

  1. Il lui manque quand même Béhémoth le chat du roman de Boulgakov Le Maître et Marguerite. Pour un Dostoïevski, c’est presque une faute de goût 🙂

    • Certes, et il manque aussi le Chat Murr d’Hoffmann (qui devrait, Murr, pas Hoffmann, fêter son bicentenaire cette année) ; en fait, manquent plein de chats dans cette histoire. Moralité : on ne peut pas faire confiance à Fiodor

  2. Encore une fois, bravo Carnets, c’est rondement mené et toujours aussi savoureux ! Il ne fait aucun doute que les chats fréquentent le diable, l’un d’eux vient d’attaquer le nid du merle sous lequel j’aime m’asseoir. Si je l’attrape l’un d’entre nous prendra résidence chez son Patron. Mais je m’égare !

  3. Toujours aussi déjantée, cette histoire d’homonymie, comme celle d’Ivan dans son croco d’ailleurs 😉 Bravo, je me régale tôt ce matin

  4. Ah, ces chutes qui vont de Charybde en Scylla ! Jusqu’où ? Mais jusqu’au bout de la vanne ! C’est dire. On aime, on renifle, et on tombe sur le c… de surprise. Bravo le Paresseux qui n’a jamais aussi mal porté son nom !

    • Merci Anne : ) je crois que si je lisais ces histoires là, je tricherais en jetant un coup d’oeil à la fin (comme dans les romans policier, pour savoir à l’avance si c’est la cantatrice avec le couteau à pain 🙂

  5. Vous qui servez ici
    sous des chats en chaussettes
    des petits bouts d’Histoire
    comme un bon verre à boire,
    permettez que je lève le mien
    à votre largesse littéraire.
    Miaou. Miaou.

  6. J’aurais dû m’attendre à quelque chose de ce genre après avoir lu quelques uns de tes billets sur des homonymes d’hommes célèbres mais j’ai encore été aussi surprise qu’amusée!

  7. Ah, tant pis, tu ne peux pas le voir ce grand sourire qui surgit à ma lecture. Et le plaisir qui se renouvelle à chaque homonymes anonymes que je découvre. Merci Carnets !

  8. L’amusement de l’auteur (le droit à la paresse utilisé à très bon escient !) transparaît à chaque « livraison » de ces homonymes : « Uber eats » !

    Celui-ci était un fidèle de Chamonix : Dosto, yeah ! skie……………………………………….. 🙂

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