George sans laisse, sur le sable

Cette George Sand là ne s’est pas toujours appelée George Sand. De fait, Aurore Dupin non plus ne s’est pas toujours dénommée George Sand. Alors les voilà quittes. Sauf que le nom de la George Sand anonyme, on ne le connait pas : c’est précisément dans ce but qu’elle a adopté un pseudo !

Ce qu’on sait de son histoire débute en juin 1871 devant les cotes blanchâtres du Sussex qui émergent de la brume crayeuse du petit matin d’été. Elle, elle grelotte sur le pont de l’Indiana parmi les républicains exilés après la chute de la Commune de Paris.

Une fois dans le meublé au-dessus du pub de la Reine Mab qu’elle partage avec la petite Fadette, une canute lyonnaise en rupture d’atelier et Mademoiselle Merquem, l’espérantiste saint-simonienne, elle songe d’abord à ses amis restés à Paname. Lavinia la Rouge dort certainement à la Roquette ; le blond Francz Champièwowiz – un patriote polonais qu’ils avaient rebaptisé François le Champi – est tombé aux Fédérés devant les lignards versaillais. Léone Léoni s’est fait serrer à la Contrescarpe par les bourres ; quant aux garibaldiens en chemises rouges de Cadio, à cette heure, ils doivent être à Rochefort, étape vers Cayenne ou la Nouvelle-Calédonie.

Un matin, poussée par ses amies, elle sort enfin. Le spectacle des voiliers et les cargos qui couvrent la Tamise et les Docks lui fait comprendre qu’il n’est pas nécessaire d’aller plus loin. Qu’elle reste ici, c’est le monde qui viendra à elle dans le ventre rond des navires de charge. Londres, capitale d’un empire qui règne sur les sept mers, est bien le moteur de la grande ronde du commerce et de l’exploitation, le maître engrenage de la misère et de l’injustice ! Hé bien tant mieux, elle en fera le cœur de la révolte !

Alors elle rédige des pamphlets, écrit des tracts, relit des proclamations et des appels au peuple. Aldo le rimeur, poète miteux mais ami fidèle de la cause, lui ouvre les portes des petits éditeurs de quatre sous, imprimeurs de feuilles populaires et d’affiches à scandale ; ensuite, un  réseau de colporteurs fait passer les tracts et les courriers sensibles à travers le royaume, entre les rubans, les chapbooks et les almanachs.

Le soir, elle file à travers la ville noire, débat jusqu’à l’aube dans les tavernes de Soho avec des luddistes irlandais, des suffragettes de Keningston avenue, des dockers gallois du South Side et même des poètes belges. Elle fait aussi le coup de poing contre les légitimistes décatis de la bande du marquis de Villemer dans le dédale du King Albert Dock. Bref, de club en sociétés secrètes, de Grosvernor Street à Hyde park, elle fait et défait le vieux monde dans cinq langues chaque nuit.

Chaque jour, pour justifier sa fréquentation des imprimeries, elle écrit d’affreux petits feuilletons sanguinolents, des Penny dreadfuls. Elle a l’idée d’abandonner les châteaux en ruines à la Walpole et les taudis dickensiens, et adaptant l’horreur et le crime au monde maritime, couvre ses pages de vaisseaux fantômes, de meurtres sur l’eau et de démons aquatiques !

Un soir, devant les presses qui bavent de l’encre noire sur les épreuves du feuilleton, à un bonhomme qui s’étonne qu’une femme écrive de telles horreurs, elle lance : « écrire ? c’est alimentaire, mon cher ! What’s on ? » en passant du français à l’anglais sans même sans apercevoir. Que comprend le type ? Suant sous sa casquette à double pan, il rougit sans répondre, gribouille quelques phrases dans un carnet moleskine et décampe.

Alors elle s’alarme. Free Speech ou pas, il faut quand même se méfier des agents provocateurs et des indicateurs à la solde de Scotland Yard : les bobbies laissent le champ libre aux spirites et aux astrologues, mais gardent la bride courte aux agitateurs et aux suffragettes. Alors, elle décide de changer de nom. Par défi, elle opte pour le prénom du saint protecteur du royaume ; elle s’appellera George, mais (on est anarchiste, ou pas ?) sans l’esse final, entendez George sans laisse. Pour le nom ? Ce sera Sand, tout bêtement parce qu’elle est fauchée, sur le sable.

C’est avec ce nom qu’elle signe The Curse of the Dead Smugler, Three Devils in a Boat, Cannibals Sirens of Seven Seas et Démoniac Captain’ Blood. Hasard bizarre, il se chuchote bientôt que la très victorienne Victoria, reine-mère et reine des mers, s’est entichée des noyées maléfiques, des boscos maudits et des sanglantes mutineries occultistes qui éclatent à chaque page des fascicules que lui apporte en catimini son dévoué médecin royal. Dès lors, lord, gentry, middle class,  gentlemen, clergimen, sans parler des commons et des gens normaux, tout le monde s’arrache les petits livres de George-sans-laisse Sand.

Et voilà qu’à la suite de ce succès inattendu, arrive un jour une lettre de France : l’éditeur Hetzel, par le succès alléché, veut éditer une traduction de son Devil and the Rope. L’affaire parait bien engagée, mais, alertés par la rumeur, les ayants-droit d’Aurore Dupin font in-extremis interdire la diffusion de l’Amarre au Diable.

 

***

Bientôt la rentrée (littéraire) ; l’occasion de découvrir quelques anonymes homonymes malchanceux. Illustration : le naufrage du Marjory Hook, 1913, Agence Rol, BnF/Gallica. Quelques titres de George Sand se sont glissés ça et là.

Pour les curieux, quelques infos sur les Chapbooks et les Penny Dreadfuls. Et puis on me conseille George – Le deuxième texte, plateforme web qui met à disposition une base de textes écrits tant par des femmes que par des hommes. L’objectif est de donner plus de visibilité aux autrices dans les programmes scolaires. Pour en savoir plus, lire ici.

 

15 commentaires

    • « érudit et documenté », tu me flattes : quelques vieux souvenirs de fac d’histoire, et surtout pas mal de bluff et de raccourci, le tout étant d’arriver à justifier le « titre final »
      🙂

  1. Riche biographie – qui mérite tous nos applaudissements – de cette révolutionnaire qui aurait pu en remontrer même à Louis(e) Michel, à moins qu’elle ne soit en fait une sorte d’hologramme de celle que l’on connaît plus communément chez nous, les Frenchies.

    Je repense à la baronne Dudevant (son nom était tout un programme) qui navigua de Musset en Chopin (il faut croire qu’elle aimait la poésie autant que la musique !) et envoya un jour au premier de ces deux artistes une lettre brûlante dont fallait lire une ligne sur deux pour en trouver le sens caché…

  2. Chez certains, les élans du cerveau n’ont de brides que le temps dans lequel ils avancent. En humour et finesse, ils accueillent sans jugement les pieux et les brigands. Sans se badrer* jamais ni du faux ni du vrai.
    P.-S. J’aime trop ce mot d’origine acadienne pour le « traduire » en français d’Europe… il veut dire « se soucier ».

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