Revanchard, Louis-Ferdinand ?

Louis-Ferdinand Destouches ne sait rien de l’autre Destouches, Céline. Le seul Céline qu’il connait, c’est le magasin de tissu, mercerie et couture dont il vient de reprendre la gérance et qui rouvrira demain matin, après quatre ans de rideau baissé pour cause de Grande Guerre : les noms du mari de la patronne, de l’ancien gérant et des commis sont gravés sur le monument aux morts qui mange le petit jardin de la mairie.

Louis-Ferdinand connait le métier à fond : avant guerre, il a été calicot à Lyon, puis second commis à Marseille, puis, un temps, à Londres (ah, Savile Road !). Ensuite, l’armée l’a envoyé aux ambulances, quatre ans à découper du taffetas et tailler dans les chairs pour tenter de sauver les pioupious, ou au moins les faire rêver à la bonne blessure qui les renverra à l’arrière, saufs sinon indemnes. Après, qu’espérer des années à venir ? Louis-Ferdinand s’imagine à leur place : comment mesurer et couper un coupon avec une main, un bras en moins ?

De ces années de linges rouges de sang, de bandages sales, d’uniformes déchirés, de corps navrés, Louis-Ferdinand ne parle jamais. Il n’en veut à personne, ni aux faux alliés ni à l’ancien ennemi. Certes, désormais, il débitera avec moins d’entrain le ruban bleu-blanc-rouge…  Face à la folle frénésie qui agite le pays,  il veut simplement vendre du chintz et du pilou et s’en remettre aux vertus éprouvées du premier commandement du parfait commerçant : « mort au crédit » qu’il a inscrit lui-même dans un petit cartel croché devant la caisse.

Pour l’heure, dos aux étagères remplies de coupons de tissus et d’échantillons dernier cri, il inventorie pièce après pièce son fond dans son grand livre. Les colonnes s’allongent : chevron, pied de poule, flanelle, gros de Tours, singalette et taffetas…

Lui, récriminer et vitupérer ? désigner des coupables ? Il range les gens en deux catégories : les clients et les autres, qui tous ont le même besoin de vêtements et de draps et qu’il traite avec le même respect : on passe si vite d’une catégorie à l’autre. Lui-même vient de changer de rang : au Grand Café où se retrouvent les commerçants de la rue de la Victoire, on l’appelle désormais Céline, tout naturellement et avec parfois son prénom, ou monsieur devant ; ça lui va : de tradition, le marchand s’efface devant la boutique.

Car la boutique garde bien sûr le nom de la patronne. Le monde change assez vite comme ça, pas la peine de bousculer la routine de la pratique. L’affaire est bonne : depuis la fin du Second Empire, les Céline mère et fille ont fourni le linge de tout le canton : les toiles rayées du grand café, les teintures imprimées du petit salon de la baronne, les étoles de monsieur le curé, les drapeaux des ligues et des syndicats, le gros bleu de Nîmes des ouvriers de la manufacture, les voiles des sœurs de l’hôpital, le drap gris des fonctionnaires de la sous-préfecture et même les velours rouges des maisons à gros numéro entre la gare et la caserne.

Louis-Ferdinand n’est pas naïf. Il sait qu’il joue gros et qu’il devra compter avec de nouvelles concurrences qui mangent la clientèle : les catalogues de vente par correspondance, l’Uniprix et ses chemises à prix unique, la Coopérative ouvrière, sans compter les colporteurs qui zigzaguent dans les campagnes. Alors il a fait briquer le parquet par un galapiat et lustré lui-même le grand comptoir avec le même soin qu’il met à achever l’inventaire feuillet après feuillet : bouton nacre ou pression, mousseline, cachemire, col clergyman, blouse, brocart… le voilà rendu tout en bas de la dernière page.

Alors il englobe d’un regard les tenues de communiant, les grands rideaux qui pendent depuis les cintres du plafond et les pelotes de laine qui décorent la vitrine. Louis-Ferdinand sourit, cherche et trouve un dernier espace blanc en haut de la première page, où il inscrit d’une traite, prêt à faire face à l’avenir :

Voilage, aube, bout de laine ! Oui !

 

 

***

Que furent les vies des homonymes anonymes des célébrités ?  Après Georges Sand, Georges Perec, Claude Levi-Strauss, Honoré de Balzac, Emmanuel Kant, Victor Hugo, Marcel Proust , et E.-L. James, voici l’autre Louis-Ferdinand Céline.

Illustration : Jules Chéret, A l’est, nouveautés…, sans date. Gallica/BnF.

 

28 commentaires

  1. Évidemment, ce Céline-là aurait pu appeler sa boutique « Les Beaux draps ». Mais le rigodon nocturne que cela faisait sans doute advenir dans la tête de ses clients l’en avait dissuadé.

    Le soir, les étoiles jaunes dans le ciel suffisaient amplement (l’ennui était au bout du cirage).

    Comme lui, sa femme Lucette – toujours accrochée comme une punaise au nouveau monde – aimait les sucettes au kaki. Semmelweiss n’était pas aussi blanc qu’il y paraissait.

    Louis-Ferdinand avait fini par dynamiter tout ça : d’ailleurs il allait peu au cinéma et en était resté à « La Bataille du rail », car il avait toujours un train de retard. Les coupons de tissu lui avaient bouché les yeux qui devinrent caves sans se rebiffer. Quand on lui disait : « Alors, toujours antisémite ? », il répondait : « Meudon ! ».

  2. Va falloir nous imprimer tout ça, et au trot ! Jubilatoire et imprévisible comme le sont les vraies œuvres, celle-ci sera ! Je croise les doigts ! Ah, Céline, qu’allait-il faire là dans cette galère. Ah, dis-moi, Céline, les années ont passé, pourquoi n’as-tu jamais pensé à dégager ? Ceci pour l’autre, car ce Céline-ci fondera plus tard les galeries marchandes du Printemps et Zola s’en emparera pour créer (en changeant les patronymes pour ne pas faire de plagiat et risquer le tribunal contre Carnet) Au bonheur des dames. Quelle filiation !

    • Merci Anne ; j’espère que ce Céline ci arrive au bout de son voilage 🙂
      quant à Zola, il est dans la liste des prochains candidats anonymes…encore deux trois cinq sept bonhommes, et je pense que la boucle sera bouclée.

  3. Bon jour,
    Ce Louis-Ferdinand n’est pas dans cet emploi par hasard … comme un antidote de l’autre … un miroir déformant …
    En tout un excellent texte qui nous mène par le bout du tissu finement taillé … du cousu main … 🙂
    Max-Louis

    • « pas dans cet emploi par hasard »… oui et non, c’est le voilage qui l’a décidé ; mais une fois dans la mercerie il a trouvé son rôle (c’est toujours curieux comme les hasards dessinent des destins aux personnages de fiction !)

      Merci Max-Louis

  4. Ce doit être là que Mademoiselle Chanel s’est approvisionnée en Jersey, le tissus qui ne servait qu’aux dessous masculins et dont personne ne voulait ! et qui a révolutionné le monde de la mode, et la vie des femmes. Je viens de finir sa biographie, sans voir ce monsieur Céline mentionné, mais ça ne m’étonnerait pas.

  5. C’est entendu !!!

    Notre vie est un voilage
    Dans l’hiver et dans la Nuit,
    Nous cherchons notre passage
    Dans le ciel où rien ne luit.

    Tricot des Gardes Suisses
    1793

    (Usé jusqu’à la corde à ce jour, élimé jusqu’à la trame, tout déchiré aux coudes, qu’Isabelle a pas voulu recoudre, il n’empêche que carnets, tu restaures bien le classicisme antique, chapeau).

    Voilager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voilage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force.

    L.F.C. Folio Pashmînârd mars 1995

  6. Je n’ai pas l’esprit des autres commentateurs mais veux quand même dire combien je me réjouis de lire cette série ! Y a pas à dire, tu es doué !

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