Tolstoï story

Lev Nikolaïevitch Tolstoï, l’écrivain ? Léon Tolstoï s’en moque bien ! Il a des soucis plus criants que l’existence d’un homonyme, même russe et célèbre : faire le plein de son autocar, ne pas couler une bielle, éviter de rouler sur un caillou pointu et contourner les contrôles de police…

Faut dire que Léon Tolstoï est né dans le Bronx. L’en tire ni honte ni fierté. Faut bien être né quelque part. L’est râblé, blond comme les blés d’Ukraine d’où vient papa et ceux de la Corn belt d’où maman s’était enfuie (Vas ou tu veux, mais jamais en Iowa, fiston, tu m’entends, jamais !). Avant même d’avoir le permis, il adhère au syndicat des Teamsters. L’en est non plus ni fier ni honteux : faut être syndiqué si on veut conduire un camion plus d’un quart d’heure et s’en sortir indemne.

Vient la guerre. Léon s’engage. Après Pearl Harbor, le patriotisme n’est pas une option négociable. Cantonnement en Angleterre, Débarquement. Versé dans l’Intendance, le Private Toltsoï trafique quelques temps avec les populations locales des marchandises tombées du camion : parachute (en soie), bas-nylon (en nylon) et chewing-gum (en gomme) contre de la gnôle (acide) et des cuisseaux (de bêtes mal identifiables) qu’il revend au mess des officiers. Et puis il rencontre l’amour et déserte.

Voilà pourquoi aujourd’hui, Léon Tolstoï conduit un autocar sur les routes de France. Beau-Papa a fourni la combine et la machine, sans doute déjà bien fatiguée à l’époque des Taxis de la Marne dont il (Beau-Papa) parle et reparle dans sa moustache. La combine, c’est de transbahuter les touristes américains désireux de voir les merveilles de la France, ce tout petit pays plein de fromages et de villages qu’Oncle Sam a sauvé du désastre. Sauf qu’avec la concurrence féroce des tour-opérateurs huppés et les tarifs hoteliers, pas question d’approcher Notre-Dame de Paris ou les châteaux de la Loire. Alors Beau-Papa racole les touristes pingres ou trop fauchés pour les grandes compagnies et on se rabat sur les provinces profondes.

Ainsi, cette semaine, devant les carreaux poussiéreux de l’autocar, Châteauroux et Issoudun ont tour à tour exhibé leur silhouettes aux toits tourelés et girouettés, ni plus ni moins vilaines que celles de villes plus réputées devant les yeux tour à tour émerveillés ou effarés d’un congrès de quakeresses de Pennsylvanie qui klicklakodakent à tout va. Léon négocie les virages et traduit les commentaires plus ou moins laconiques improvisés par Beau-Papa, qui se charge en outre d’aller marchander au plus bas prix le vivre et le coucher dans les hôtels des patelins.

La combine est rodée. Sauf que cette semaine la révolte gronde… Ralliées au chapeau noir orné d’un merle et de fausses cerises d’une institutrice péremptoire, les quakeresses réclament à voix basse les beaux châteaux, la Loire, les ors de Versailles, évoquent même le gai Paris et parlent de remboursement… pire encore, aucun appareil photo ne montre son objectif pendant la traversée de la Souterraine, sans doute pas assez underground et qui ne soutient pas la comparaison avec les rêves cinématographiques engendrés par les hollywooderies. Beau-Papa promet à la cantonade les fastes et les tapis d’Aubusson, mais Léon sent qu’arrive la fin de la route.

Et voilà qu’un sifflement et un nuage de fumée blanche s’échappent du capot : il reste juste assez de pistons pour gagner Guéret, où l’autocar bancal s’échoue devant le Grand Garage Moderne.

Beau-Papa entraine les congressistes suivies d’une traine de gamins hilares à la découverte des alentours tandis que Léon plonge sous le capot huileux. Il broie des idées noires. Cette fois, ça va se finir au commissariat où les harpies déçues demanderont à joindre le consulat. Il y a forcément le téléphone à Guéret ! La faillite, nous voilà ! Une simple vérification d’identité l’enverra aux bons soins de la police militaire ; finies, la bonne combine et les petites routes qui tournent toujours, adieu l’amour et le beurre sur le pain frais !

Voilà qu’elles reviennent, les dames quakeresses, Merle-et-Cerises en tête. Déjà ? Contre toute attente, elles sont ravies : elles ont cliché à tout-va les vieux logis de guingois et les bâtisses penchues, confié à la Poste Centrale les rouleaux de pellicules impressionnées et dévalisé la boutique du photographe de la Grande-Rue. Rechargées en Kodakchrome, elles  redemandent des bourgades et des villages aux rues bombées de pavés et des hôtels tout confort sans eau courante ! Alors, fataliste et soulagé, Léon Tolstoï, du bout du doigt, trace quelques mots dans la poussière grasse du capot :

Guéret plait !

 

 

* * *

Je profite de l’été pour continuer les vies improbables des anonymes homonymes de célébrités. Après Georges Sand, Perec, Levi-Strauss, Balzac, Kant, Hugo, Proust, E.-L. James,  Céline et Dostoïevski, voici l’autre Tolstoï. Le prochain ? ça pourrait bien être l’adjudant Queneau (Raymond).

Illustration : Autocar de touristes près du Trocadéro, Agence Rol, 1926. Gallica/BnF.

28 commentaires

  1. Perfect ! Ca me plait aussi. (Aussidun ?)

    (hormis un petit « tandis que » superfétatoire 😉
    Mais c’est sans doute du au klicklakodak, ça énerve.

  2. M’enfin ! comme dit Gaston, qu’est-ce qu’on ferait sans ces biographies indispensables, sans ces commentaires édifiants ? Les chutes sont à l’égal du reste, bénéfiques ! La jouvence de l’abbé Souris, une cacahuète, un rien-du-tout, à côté de celles-ci qui dérident, désencombrent le transit, font circuler le sang dans les artères, débouchent les poumons, tonifient le cœur, bonifient le plasma et restent l’ingrédient fondamental à toute bonne santé qui s’ignorerait. Je dis que tu devrais être prescrit dans les pharmacies et remboursé par la sécurité sociale. Na ! Si on me demande mon avis, je vote pour. Enfin, pour autant qu’on me le demande.

  3. Et tout ça comme un film, sans égard aux références.
    Un film, oui. Et l’angle est tordu dans ma tête.
    Pour ça, je l’aurais confié à André Forcier. Avec un coup de main de Claude Berri, pour les bouts en France. Ou de Jeunet peut-être. Faudrait voir.
    … Par contre, j’sais pas si dans le film Tolstoï perdrait un « s » à la fin. ;o).

  4. Bon dieu ! Je t’ai lu hier, et je me suis dit qu’il fallait attendre d’être plus inspirée pour commenter. Je suis revenue, assez dépourvue ! Comme toujours, un vrai délice ! C’est drôle que tu parles de la Sécu dans un commentaire, j’ai mis ça dans une pseudo préface pour mes nouvelles dans la dernière consigne de formation ! Grands esprits se rencontreraient-ils 🙂 ? Belle soirée à toi, les carnets. Sabrina

  5. Tolstoï, comme quelques « granules » d’homéopathie… (donc on s’en fiche du « déremboursement » par Madame Buzyness) !

    C’est la chute finale qui emporte le morceau ! 🙂

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