L’autre Georges Perec

Si, comme chacun sait ou l’imagine, il n’est jamais facile de se faire un nom, ni [les filles et fils de… le clament à l’envie] un prénom, songez s’il est aisé d’assoir sa situation quand on est l’homonyme d’une célébrité ?

C’est ce qui arriva à Georges Perec. Né dans un arrondissement parisien sis en bordure des Maréchaux, le petit Georges mena longtemps une vie heureuse hors de portée de l’ombre, faible mais grandissante (je parle ici d’une histoire commencée dans les années soixante) de l’autre Perec. Comment se seraient-ils croisés ? Les mots du même nom (croisés, donc) ne l’intéressaient pas ; son petit vélo, moyen de transport économique qu’il avait adopté malgré les forts dénivelés qui agrémentent le quartier où il allait à l’école, jamais il ne l’enjoliva d’un guidon chromé. Ceci, pour éviter d’attirer l’attention des voleurs de biclou. De même il ne le garait pas au fond de la cour, mais le montait dans l’escalier jusqu’au palier du troisième où il l’attachait au barreau de la rampe avec un fort antivol. Cela lui permit de le garder longtemps, mais n’en empêcha pas la disparition, si nocturne et silencieuse qu’il ne la constata qu’au petit matin (les voleurs ont le chic pour ne pas réveiller un homme qui dort).

Ajoutons que l’oulipisme ne le tentait pas. Bref, de près ou de loin, Perec Georges ignorait Georges Perec – et on peut penser à loisir que la réciprocité s’appliquait.

Car ce qui bottait notre héros (ses plus anciens souvenirs d’enfance l’attestent), c’était la peinture, le dessin, et plus précisément le lavis, association habile des deux techniques. Il y excella. C’est peu dire qu’il arriva à une étonnante maitrise de la préparation des jus colorés, du dessin au crayon et de l’affinage à l’encre des contours du dessin. De l’avis général, personne mieux que lui entre Vaugirard et Clignancourt ne savait mener l’épandage des jus colorés sur le papier préalablement dessiné. Sur les questions cruciales du séchage et du pressage du dessin, il pouvait en remontrer à quiconque à cinq stations de métro à la ronde. Quant à la science de l’estampage et du surlignage, personne ne lui en disputait la suprématie dans tout l’arrondissement et au delà.

A l’orée de l’âge adulte, ce talent lui valût un poste enviable dans un cabinet d’amateurs où il enseigna les beaux-arts appliqués aux apprenties couturières et aux fils de concierges. Là, lui vint le goût du didactisme et l’envie de mettre par écrit les milles trucs et astuces qu’il savait maitriser, afin qu’après lui d’autres ne retombent pas dans les pénibles errements de l’apprentissage sur le tas. Il rédigea, soir après soir, un grand et copieux recueil qui renfermait la somme de son savoir.

Une fois le manuscrit achevé, relu, amendé, illustré, dactylographié, il [Perec Georges] franchit le pas au printemps 1978 en le confiant à compte d’auteur aux mains habiles des typographes et à l’œil attentif du prote d’un imprimeur du quartier. La veille de la date promise, désireux de se changer les idées il prit l’autobus S pour se perdre dans la grande ville (les jeunes auteurs ont de ces lubies). Fébrile, il s’était préparé à mille surprises, coquilles malvenues, lignes orphelines, légendes décalées et pages inversées, mais pas à celle de découvrir en vitrine d’une librairie-papeterie les rangées serrées d’un ouvrage qu’un large bandeau rouge proclamait lauréat du prix Médicis de l’année et qui reprenait presque à l’identique le titre modeste et précisément didactique de son propre livre : Lavis, mode d’emploi.

 

***

Bientôt la rentrée (littéraire) ; l’occasion de découvrir quelques anonymes homonymes malchanceux. illustration : Librairie Arnaud, 26 avenue de l’Opéra, Paris, Agence Rol. 1925. BnF/Gallica. Quelques titres de Georges Perec se sont glissés ça et là.

 

31 commentaires

  1. Excellent ! Chaque année je fais l’impasse sur la rentrée littéraire et je m’en porte très bien. Vive les auteurs anonymes ! 🙂
    Cela dit, à force d’entendre parler de Georges Perec sur les blogs, je me dis qu’il serait peut-être temps que je lise un peu ce qu’écrit le grand monsieur. 🙂

    • J’avoue que la rentrée littéraire m’indiffère, sauf comme prétexte à jeu et à invention d’illustres anonymes 🙂
      Oui, Perec se lit bien, mais c’est sans obligation ni date de rentrée ; il suffit que l’occasion se présente.

  2. Bon jour,
    Tout un art d’avoir ainsi conçu un original plus vrai au rapport de l’original strict … Bravo ! (com sans e) 🙂
    Max-Louis

    • Merci Max-Louis ; assez involontairement, j’ai réussi un double lipogramme en k et en w (mais se serait abuser d’en conclure qu’ils illustreraient la disparition de « W, souvenir d’enfance » et de Kafka 🙂

  3. Ah, quel plaisir ! Comme d’habitude c’est admirablement tricoté et élégamment écrit ! Il me faut le mode d’emploi !

    • Merci !
      c’est toujours drôle de voir comment les titres collés dans le texte proposent/imposent une direction imprévue (et c’est pratique pour les paresseux)

  4. ah la chute…
    où un tout p’tit peu
    mon coeur s’est serré
    un tout p’tit peu, je dis
    et juste assez…

    belle rentrée eau fit ciel
    que la tienne…

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