La maison où le temps s’est arrêté

Quand on voit depuis la route des crêtes la tâche rouge du toit émergeant de la houle vert olive des genévriers qui dansent sous le vent du sud, on se dit que c’est le genre d’endroit où le temps s’est arrêté. La maison est assise en tailleur au creux des collines crépitantes de cigales. Donnant sur une cour de terre rouge, la façade blanchie par les soleils ardents s’ouvre de profondes fenêtres, promesses de pièces ombreuses où le regard se perd.

Dans un rond de pelouse encerclé d’arceaux de ciment, crochée à deux cordes sous la plus grosse branche d’un gros arbre, une planchette oscille entre ombre et lumière au gré du vent, fantôme de balançoire. Devant un appentis, la croix des bras d’une carriole émerge à peine de liserons triomphants. Oui, c’est bien le genre d’endroit où l’on se dit que le temps s’est arrêté. Sauf qu’ici, c’est vrai.

Comment ça ? Tout simplement. Un jour, il a poussé la barrière et toqué à la porte. Qui, il ? Le temps, bien sûr ; faut suivre. Personne n’a répondu. La maison était abandonnée depuis des années. Alors, le temps est entré. Harassé par ses courses incessantes, il cherchait un abri pour la nuit. La maison vide l’a accueilli avec reconnaissance, heureuse d’offrir de nouveau le gite et le couvert, nostalgique de l’époque où cuisine et chambres débordaient de vie et de présence. Il est resté deux, puis trois jours : une petite plage de repos bienvenue entre ses aller-et-venues continuelles. Il a bricolé, regarni le bûcher, rapetassé l’appentis, peint en bleu azur le petit salon. Il s’est trouvé bien. Et avant qu’il ait eu le temps de s’en rendre compte (un comble), voilà qu’il était là à demeure.

Comment je le sais ? Disons qu’entre voisin, on se veille.

Ce qu’il fait ? Il somnole sous la véranda, joue à jardiner un peu, fait semblant de pêcher dans le bief du torrent qui roule en contrebas, lit, le soir, dans le grand salon. Bref, il prend son temps, c’est bien son tour.

Vous trouverez des gens pour dire qu’il ne faut pas s’en approcher, que la maison porte malheur ! Que des plus malins que les autres ont voulu y faire visite pour faire les marioles ou farfouiner dans les secrets du temps ; et qu’ils sont maintenant, pour toujours, prisonniers d’un temps immobile. Bêtise et baliverne, bien sûr ! J’y suis allé, en voisin, et j’en suis toujours revenu puisque je suis là.

Mais c’est vrai qu’il y a quelque chose. Fatalement, ça a freiné toute la machine des jours, des heures et des semaines : forcément, puisque le temps s’est arrêté ! Pas stoppée, heureusement, puisque le monde tourne toujours, mais arrêtée dans la maison et ralentie tout autour, comme en cercles concentriques. Ici, dans les collines, on le sent. On va moins vite ici que dans la vallée, on attend mieux, on se presse plus rarement. On  moque notre indolence : « collineux, paresseux » qu’ils disent. Mais si les mômes et les plantes poussent plus doucement, ici les vieux blanchissent moins vite et les feuilles sont vertes après Noël.

Vous n’êtes pas forcé de me croire, mais plus on s’approche de la maison où le temps s’est arrêté, moins les choses pressent ; elles restent en suspens. Les collines s’engourdissent dans une torpeur apaisante, où même le crissement des cigales est placide. Et dans la cour, le jardin, la maison,  tout – plante, objet ou bête – somnole comme au sortir d’une sieste dans une longue et chaude fin d’après-midi d’été qui ne s’achèverait jamais.

 

***

Pour les Plumes d’Asphodèle sur le thème Sud, fallait logorallier les mots accueil, arbre, ardent, azur, cigale, croix, lumière, nostalgie, pelouse, perdre, plage et tailleur.

Illustration : paysage non identifié, 1907-1930 BnF/Gallica

50 commentaires

  1. Bon jour,
    C’est de la prose ciselée … j’adore …. pareillement au fil de vos textes je prends ce temps de lire, de me poser et reprendre une autre ligne et respirer la narration en son temps, s’imprégner, s’emplir, goûter … d’une parure à une autre de phrase … c’est un bonheur …
    Merci à vous.
    Max-Louis

          • Oui, mille excuses … comme à mon humble niveau d’écriture il n’y a pas de travail simplement cette passion, envie et je peux passer beaucoup de temps sur un texte et avoir ce regard presque émerveillé au résultat … ou pas 🙂

            • mais il ne faut pas vous excuser : si on me donnait de l’argent pour le faire, je n’aurai aucun mal à appeler ça un travail 🙂
              (et puis j’ai de pleins brouillons de textes qui ne m’émerveillent pas 😦 )

  2. Dieu que c’est bon de retrouver ce temps qui ressemble à celui de l’enfance, quand on croyait que tout était éternel! Puisqu’il existe encore courons vite le rejoindre dans les collines…

    • J’ai eu envie de prendre au pied de la lettre l’expression « le temps s’est arrêté » ; et c’est vrai que ça évoque les grandes vacances de l’enfance 🙂

  3. Très joli texte. Ça me rappelle les vacances dans le Vaucluse, on disait les cades et non les genévriers (une autre variété ?) ça piquait et ça sentait bon, avec les herbes des garrigues. Et on poursuivait les libellules autour du bassin de la fontaine (dans lequel on finissait pas sauter, bien sûr).

  4. J’adore ! Belle composition, Carnets, ouverte à une foule d’images fortes !
    Lézarder ce matin en lisant ton texte va donner le ton de ma journée, c’est parfait ! 🙂

  5. Il n’y aurait pas ce petit air frais qui me fait reculer, je serais bien aller m’allonger sur la terrasse en rêvant à ce havre de paix que tu décris si joliment. Mais il est aussi si mystérieux, si attrayant que je me méfie un peu. Tu en es revenu mais moi, en sortirais-je intacte ? je crois bien que toutes les histoires qui m’ont conduite à me cacher sous les draps, resurgiraient pour me faire frissonner. Ce temps qui entre en possession de cette maison avait un faux air (pour moi) de Stephen King ! Oh bazar de casserole ! Quand tout est trop calme, trop serein, je ne peux m’en empêcher, j’ai comme un doute ! (rire) Bisous

      • Tu as eu peur de nous faire peur ! 😂 ne te fais pas plus paresseux que tu ne l’es ! J’adore les histoires qui font flipper ! 😱😱 mais après, j’ai peur des bruits qu’on n’entend que quand il fait noir ! 😱😂

  6. Le temps de lire ce texte devrait prendre plus de temps : on n’en finirait pas. La littérature se moque aussi des heures : un contrat entre les deux devrait être signé (sans droits d’auteur).

    Prendre « son » temps avec un filet à papillons (s’il en reste) serait le summum d’une journée immobile… 🙂

    • J’ai manqué mon coup, si c’est un texte trop court pour regarder passer le temps « arrêté » ! il ne me reste plus qu’à m’excuser en suggérant que j’ai fait exprès d’essayer une histoire courte, pour éviter au lecteur de décaler sa sieste 🙂

      Milorad Pavić, dans le Dictionnaire Khazar, propose un pacte à son lecteur : il écrira avant de manger, afin de faire bref, et le lecteur lira après manger, pour que la digestion le rende débonnaire 🙂

  7. J’ai bien envie d’aller y faire un tour dans cette maison ! Un petit havre de paix. Merci de m’avoir fait rêver pendant quelques instants.

  8. Et c’est déjà l’été… ! Je me souviens maintenant que tu as un gros faible pour le temps et ses histoires 😊 et j’ai déjà la nostalgie de ce texte sur les oeufs… d’ailleurs comment avaient-ils pris place dans ce texte sur le temps ? Un tour de maître et de monsieur paresseux !

  9. temps, temps,
    arrête-toi chez nous
    que je te prenne encore
    temps, temps,
    et reste aussi longtemps
    que le vent t’y plaira
    et cela, peu importe
    mes cheveux gris ou blancs

    merci carnets, pour les rêves semés

  10. J’y étais, j’en viens, de cette route des crêtes battue de soleil et noyée de vent pâle.
    Et je ne t’ai pas vu dans les genévriers…
    Je n’ai pas dû ouvrir les yeux assez/
     •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

  11. Je n’ai pu retenir au gros soupir de satisfaction, qu’il fait bon dans ton texte. Gros Merci de me faire rêver de la sorte et me donner tant de bien 😉

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