La dernière chasse (6)

Aussi offusqué par cette agression inouïe – Quoi ? On ose lui lancer des bogues ? On rit ? Dans sa forêt ? La nuit ? – que vexé par sa propre réaction – lui, un loup, piailler de surprise ? – le loup voit rouge !
Son poil se hérisse le long de son échine qui se tend ; ses pattes aux griffes aigües s’arqueboutent dans la terre et labourent la mousse ; sa longue queue grise bat ses flancs – quelques bogues s’en détachent et roulent au sol – et sa gueule rouge entrouverte clape machinalement, babines retroussées sur ses longs crocs tranchants. Puis, truffe froncée, oreilles pointées en arrière, il relève sa tête massive et darde lentement ses yeux jaunes – à droite, à gauche, à droite, à gauche – vers les buissons maintenant silencieux. Pas de hâte, il a le temps : l’odeur de chair fraîche le mènera directement à ses agresseurs, et on verra bien qui mordra le dernier : ça suffit, d’être débonnaire, il va montrer de quoi il est capable !

D’abord, avant de lancer la chasse, il convient de s’annoncer : de sa gorge sort un sourd grondement – presque un ronronnement – qui s’amplifie en roulant puis se transforme d’un coup en un terrible hurlement, un long, très long hurlement qui court entre les arbres et que l’écho reprend et ranime encore après qu’il ait refermé sa gueule !
Le loup tend l’oreille et apprécie le silence nouveau qui pèse sur la forêt. Du vieux-chêne au carrefour de la Côte-au-Leu, tout le canton sait maintenant ce qu’il en est : même le vent et les feuilles se sont tus, même les arbres se tiennent cois. Satisfait, il se lance à travers le hallier, suivant la piste facile des petits fugitifs. Ils peuvent toujours courir, ruser, feinter, remonter les ruisseaux, traverser les buissons, la course ne durera pas – outre ses grands yeux et ses longues dents, il a de longues pattes, et puissantes, du souffle à revendre et une revanche à prendre. Le mènerait-elle jusqu’à l’aube qu’il n’en boudera pas le plaisir.

Les taillis tremblent au fil de la course du grand loup. Concentré sur sa chasse, il perçoit à peine, de loin en loin, le piétinement lourd d’un sanglier débusqué de sa bauge, ou le claquement sec en décharge de tambour qui marque l’envol d’une compagnie d’oiseaux effarés. Dans la double obscurité de la nuit et de la forêt, il court, sans effort, en force et en souplesse, tout à sa proie.
Ah, ces petits humains ! Ils ont beau trotter, la piste parfois ponctuée de lambeaux de laine rouge est bien trop facile à suivre ! A croire qu’ils ont peur de le perdre ! Y-a-t-il un piège ? De temps en temps, il s’arrête, scrute, hume, écoute, tâte la mousse d’un pied jaloux. Non, ni épieu enfoui, ni collet tendu entre les racines ; l’air ne sent ni la bouse de vache, ni la poudre ni le tabac : il n’y a pas à craindre de bande de paysans armés de fourches ou un chasseur en embuscade.

Mais voilà que, dans la lumière grise de l’aube qui point derrière les crêtes, il aperçoit au loin les petites silhouettes encapuchonnées d’écarlate qui peinent sur leurs petites jambes maigres. Penaud d’un aussi piètre gibier, le loup marque un temps puis reprend sa course, maintenant pressé d’en finir et aussi un peu essoufflé : il y a longtemps qu’il n’a pas couru autant.
Comme le soleil embrase la cime de l’orée du bois, il franchit le roncier qui borne la clairière où se sont regroupés les capuchons rouges. Une phrase lui traverse l’esprit : « au matin le loup l’a mangé », comme une évidence – pourtant, il ne mange jamais le matin ? Qu’importe. Il se coule lentement dans l’herbe haute jusqu’au centre du pré. Groupe minuscule, les trois mômes ne bougent pas. Un peu interdit par leur fragilité, il se demande sur lequel il va bondir d’abord. Puis un des garnements se détache du groupe et s’avance, rabattant son capuchon qui libère des boucles blondes : Zut alors ! une fillette !

Elle fait deux pas vers lui et demande, essayant bravement d’affermir sa voix tremblante :
« Te voilà, loup.
Il reste coi. Des fillettes, des capuchons rouges… tout cela lui rappelle quelque chose, mais quoi ?
La gamine dit encore :
– Loup, tu la connaissais, Mère-Grand ?
Pour le coup, lui revient, récit des livres et souvenirs mêlés, l’éternelle histoire. Mais que veulent-elles ? Où est le piège ? Sont-elles assez naïves pour espérer se revancher de lui ? Dans l’expectative, il acquiesce d’un mouvement de tête.
Alors, les fillettes poussent un grand soupir, sourient et s’assoient dans l’herbe brillante de rosée. La plus grande reprend, la voix maintenant pleine d’espoir :
– Alors, raconte, Loup, s’il te plait, raconte-nous comment elle était. »

fin

* * *

Hors-jeu pour l’agenda ironique d’octobre. Les épisodes précédents sont là : louyétuuu, l’ombre rouge qui bouge, une soupe mystérieuse, souffler n’est pas jouer & loup aux marrons. Merci à toutes et tous pour vos suggestions et vos encouragements !

35 commentaires

    • Merci. Je voyais mal l’histoire se terminer par un massacre 🙂
      J’aime bien qu’une histoire se termine sur une invite à raconter la suite ; là, chacun est libre d’imaginer ce que le loup va dire aux mômes.

  1. Chapitre haletant pour un final tout en délicatesse. Merci pour l’excellent moment de lecture Carnets !

    • Ce que le loup leur raconte ? il faudra demander aux petits chaperons rouges…
      merci pour les suggestions et les encouragements qui m’ont ouvert des jolies pistes, même si j’ai parfois du en mettre de côté (je n’ai pas trouvé de place pour la louve dans cet épisode, mais elle n’est certainement pas loin, derrière les buissons qui bordent la clairière…)

  2. Et la, le loup, il leur raconte. Combien elle était bonne, combien il l’a aimée.
    Superbe fin. Superbement fin.
    Merci pour tes belles histoires, Carnetsderêves.

  3. C’est peut-être « ma » Loupiote qui va raconter cette mère-grand…
    En tout cas, j’ai tout lu, tout aimé, tout dégusté…
    Tu devrais écrire des histoires. Ah ? C’est déjà fait ? Alors tu devrais les publier 😀

    • en effet, la suite, ça pourrait bien être à ta « loupiote » de la raconter. D’ailleurs, Louyétuuu est né de la même contrainte que Loupiote (cf agenda ironique de septembre) avant de déborder sur octobre.
      écrire ? publier ? ça se pourrait 🙂

  4. La chute est inattendue et délicate.
    Nous avons eu trois chaperons rouges au lieu d’un, et nous avons été ramenés de surcroit à cette « vieille histoire ».
    Quel lecteur/commentateur aurait pu imaginer cela?

    • Merci Mo ; « quel lecteur aurait pu imaginer ça ? »… je suis certain que l’une ou l’autre y aurait pensé à un moment. Mais l’auteur a un pouvoir discrétionnaire incroyable, il peut même imaginer la fin avant de commencer l’histoire (c’était le cas ici). Mais les propositions des lecteurs sont une merveilleuse source de surprises (j’ai beaucoup aimé ton loup qui va prendre froid, entre autres) et de zigzags.
      Malheureusement, il faut parfois en mettre de côté pour faire avancer l’histoire sans trop de dérapages.

    • Le loup voit-il triple ? pas impossible, avec tous les champignons qu’il croque 🙂
      en vrai, les trois petits chaperons devaient être beaucoup beaucoup plus nombreux (la première idée, c’était une forêt envahie d’une foule de chaperons rouges revendicatifs ! Et puis au fil de l’écriture, ça m’a paru fastidieux à mettre en place, alors je suis resté sur une triplette.
      Avec une écriture étalée sur un mois, il y a certainement quelques jolies pistes que je n’ai pas développé.. Je reprendrais sans doute le tout quand ça aura reposé.

      Merci d’avoir suivi le feuilleton !

  5. Quelle jolie fin.
    La chasse du loup (touché dans son orgeuil) est haletante.
    Les 3 enfants tremblants devant le loup sont touchants.
    Le suspens comme toujours dans tes histoires monte, monte et POF… une pirouette pleine de poésie, de tendresse et cette fois avec un point d’interrogation (une invitation – encore plus importante que parfois – à choisir la suite de l’histoire) vient clôre ce joli conte.
    Très agréable.
    Merci cher Dodo pour ces bons moments de lecture et de rêve.

    • Merci Milton
      Pirouette finale pour le lecteur, amorce de l’histoire pour moi 🙂
      Que va raconter le loup ? en effet, là, ça sort du rôle du narrateur : à chacun de s’imaginer son histoire.

  6. Encore une chute parfaite, oui oui tu devrais publier (j’encourage Martine 😆 ) ! Je ne m’y attendais pas et je trouve ça adorable même s’il y a un côté inquiétant… (bah oui, le loup qui va raconter comment il a croqué Mère-Grand, c’est hard 😀 ) ! Tu m’as fait rire au début en voulant rendre ton loup méchant, on n’y croit pas une seconde et c’est ça qui est drôle !!! Allez c’est quoi le prochain ??? 😀

    • Merci Asphodèle. La chute « parfaite » (hum) m’accompagne depuis le début de l’histoire. Chacun se racontera la suite qu’il voudra, parce que plus que ce que pourrait raconter le loup, j’ai aimé l’idée des gamines qui osent le chercher pour essayer de savoir comment était leur mère-grand…
      Le prochain ? une histoire de nuit et d’octobre, je pense.

      • Ha oui depuis le début ? Grrr 🙄 Et tu nous dis que tu n’as aucune idée à chaque épisode, mais je vais te tirer tes (longues) oreilles de (gentil) loup ! 😆 Une histoire de nuit et d’octobre ça me va… 😉 Un thème qui m’inspire mais j’ai si peu le temps d’écrire que je ne serais certainement pas en compèt…si je finalise ce que j’ai en tête ! 😉

        • Oui, j’ai la fin depuis le début 🙂 ça ne veut pas dire que je sais parfaitement où l’histoire va se passer et que je refuse les zigzags !
          Essaie de finaliser ta nuit d’octobre, tu n’es pas encore hors délai et l’agenda ironique supporte très bien le hors-jeu !

  7. Hum! voilà encore une belle histoire que je vais digérer tranquilement en écoutant le gentil loup.

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