Un jour, la vigie signala enfin une voile.
Le Jules-Grévisse envoya une chaloupe l’arraisonner. Ramené à bord, le vieil homme déclara qu’il fallait pas lui chercher des crosses, qu’il était ni pirate ni flibustier, mais pêcheur de mot pour le compte de Papa-Ernest qui n’allait pas aimer du tout qu’un quelconque amiral enquiquine son pêcheur attitré, parce que Papa-Ernest était un écrivain célèbre, toujours à l’affût du mot juste – qui se trouve, comme chacun sait, dans le spectacle de la nature et particulièrement en mer. Surpris de notre surprise, il ajouta que comme toute chose sur cette terre le verbe était issu des flots, que si on savait pas ça suffisait de lire l’Odyssée – ou, à défaut, d’aller à la pêche. A ce moment, Nez-de-Lande me pris à part :
« Monsieur le grammairien, nous tenons pour acquis depuis le début que des pirates s’attaquent à l’approvisionnement en verbe frais des continents, n’est-ce pas ? Or, nous arpentons l’océan depuis des jours à leur poursuite, et nous n’en avons vu aucune trace, d’accord ? L’océan est vide : ni flibustiers, ni cargos-à-bouquin ou flottilles de chaluteurs-de-mot – qui permettent aux magnats de la presse et aux éditeurs à succès d’étancher la soif des lecteurs ; ni barques de contrebouquinistes écoulant le butin des pirates. Ajoutons que ceux-ci n’ont aucun intérêt à interrompre la navigation. Au contraire, même. En bons parasites, un embargo total leur serait fatal : plus rien à piller, plus rien à revendre.
« Alors, il faut peut-être se poser la question dans l’autre sens : qui peut avoir intérêt à cet appauvrissement de la langue ? Les poètes ? Les écrivains ? Les étymologistes ou les savants de tout poil ? Non. Mais prenez un parti politique : celui-ci n’aurait-il pas un énorme avantage à disposer de mots flambants neufs face à un adversaire qui ressasserait de vieilles phrases dévaluées ? Quel gouvernement tant soit peu controversé n’apprécierait pas d’embrouiller un débat avec des mots encore inconnus ? Et quoi de mieux qu’une disette de vocabulaire pour réduire la liberté d’expression et rendre la presse docile ?
« Quant à l’armée, de pleins arsenaux de mots sonores promettraient des proclamations martiales et des discours ronflants… Le typographe continua : les cuirassées Jules-Verne et Pierre-Jules Hetzel, loin de nous escorter ou de protéger la libre navigation, devaient couler bas les rares bouquiniers qui osaient encore naviguer – et voilà pourquoi nous n’en avions pas vu. Nous n’avions croisé le minuscule canot du pêcheur que parce qu’il avait échappé à leurs vigies. Il ne fallait surtout pas croire ce que racontait la marine ! »
Même le Jules-Grévisse n’était plus sûr… nous devions fuir son bord. Nous nous glissâmes donc dans le canot du vieux pêcheur et attendîmes anxieusement qu’il regagne son bord. L’amarre larguée, le courant déhala la barque et lorsque le cargo ne fut plus qu’une silhouette, un bateau-joujou en fer-blanc découpé, nous sortîmes de notre cachette. Le vieil homme ne parut pas surpris de nous voir apparaître. Dans le silence entrecoupé seulement du clapotement incessant des vagues et du sifflement du vent, il dit d’une voix sonore en suivant du regard un point parmi les flots :
« Là, ça souffle ! souquez ferme, matelots ! »
à suivre !
* * *
5e épisode du feuilleton maritime.
Aaaaahhhh… La suite !!!
chose promise, chose due 🙂
et maintenant, il faut attendre la suite de la suite…
Balzac et Dumas peuvent reposer tranquilles. L’avenir de la littérature par épisodes, de celle qui prend le risque de vous tenir en haleine et ne vous déçoit jamais (de la haute voltige !) est assuré !
Carnets, as tu fait des recueils de tes histoires ?
Non 😦 (trop paresseux 🙂 )
il y a juste deux feuilletons que j’ai réuni en .pdf
https://carnetsparesseux.wordpress.com/2015/09/04/les-sept-petits-cailloux-texte-integral/
&
https://carnetsparesseux.wordpress.com/2015/02/13/la-mille-et-deuxieme-nuit-texte-complet/
mais le reste est dispersé à travers le blog…
Merci pour ces liens ! 🙂
Il te faudrait une secrétaire. 😉
Un éditeur ferait aussi l’affaire 🙂 qui veut se lancer ?
J’en cherche un moi-même. J’ai fait tous mes placards, aucun ne se laisse trouver pour l’instant. 🙂
Oh quel retournement de situation ! 🙂
Merci Joséphine ; rien de tel qu’un petit tour au ras des vagues pour changer de perspective !
Aaaaaaahhhhhh…. le début!!!!! (A quatre lignes de la fin le t de parut a disparu….)
Merci Maître R. ! le t est revenu 🙂
et le début est là : https://carnetsparesseux.wordpress.com/2017/04/20/embarquement-immediat/
bonne lecture !
By the Way, ainsi qu’aimait le dire Ernest, son vieux pote s’était-il trompé de canal littéraire avec son canot ? il se retrouvait naviguant sur « Oceano nox » au lieu de visiter « les Iles à la dérive ». Avait-il lui-même dérivé ? et allait-il, ce vieil homme de la mer, supporter cette intrusion brutale ? Peut-être en saurons nous un peu plus « à la lumière de l’aube » ???
Excellent, gibulène ! Pourvu qu’avec la lumière de l’aube on n’entende pas « pour qui sonne le glas » 🙂
Positivons, nous arriverions au « Jardin d’Eden’ 😉
L’idée que les mots naissent des flots. Le grammairien et le typographe rappelés aux origines, réunis, plus que jamais, dans la vielle barque. Changement de perspective. Bravo, le retournement de situation est plein de la belle profondeur marine.
Merci, Narinedecrayon 😉
finie la croisière confortable, on descend au raz de l’eau, avant d’aller voir plus…. plus qui ? plus quoi ? chut ! comme si je le savais…
Oh vous faites comme M. Scarron du Roman Comique, et vous nous menez en bateau! Cher M. Paresseux (ça fait un peu dandy du 19eme,non ? Le comble du chic ), nous sommes à bord, ayant rassemblé les narines. Mme La Narine, ou LesNarines, c’est moins élégant, mais j’assume. Sinon, vous pouvez m’appelez Clémentine!
Merci Clémentine 😉 Mais oui mais non, au début, j’avais une idée (vague, of course) de fin, mais plus ça va plus dérive… on verra bien quand on arrivera au port.
sinon, dandy fin XIXe, ça me plait assez.
Chut, et laissez moi y croire. Scarron non plus ne savait pas, peut-être. N’empêche, on l’a suivi!
J’espère pour lui que Scarron avait mieux bossé son synopsis ! bon je dis ça mais faudrait peut-être que je le lise 😦
L’humeur de ce vieux livre s’accorde parfaitement avec votre ton!
La grammaire des flots reste à écrire.
C’est très vrai, mais je pense que je vais m’abstenir, j’ai déjà assez de mal avec la grammaire terrienne.
Introduction : Je lis, je relis, je me concentre, mais je n’ai absolument aucune hypothèse sur l’identité de celui qui témoigne, enfermé dans un cachot métallique, au fond de l’océan, et pas plus tard qu’hier.
Développement : Le récit pourtant semble couvrir plusieurs jours tellement il se passe de choses, et te connaissant un peu dans le style narratif, je m’attends à tout dans les rebondissements, à tout sauf ce à quoi je n’aurais bien sûr pas pensé, car tout le charme est là dans tes histoires, carnets, à prendre des directions totalement impossibles à deviner par avance.
Alors je lis et je relis, je me concentre, j’hésite à dire un truc tellement je me demande où ce bateau nous mène,
et puis à qui profite le crime,
et puis dans quel sens souffle le vent,
et puis quel est l’age du typographe, du vieux pêcheur, de l’océan ou du flibustier qui n’est pas là.
Je me dis que peut-être il n’y a pas de crime. Avec ou sans t disparu, reparu, et impossible à identifier…
Conclusion : Je peux affirmer que la lecture m’aura fait travailler les méninges.
Mais que je ne trouve rien à dire de toute cette histoire.
Aïe, tu as tout fait raison, ça fait quelques jours que je me demande pourquoi grand dieu j’ai dit dans le 1er épisode que l’histoire allait durer un jour… enfin, si, je le sais : parce c’est ce que je croyais.
et puis l’histoire s’est étirée tranquillement et j’ai espéré que personne ne se rappellerait ce détail…raté ! maintenant, faut que je trouve une astuce pour arranger l’affaire 😦 !
Sinon, à qui le vent, à qui le crime, à qui l’age du typo et de qui les méninges ? on verra aussi si on arrive à le savoir d’ici la fin, promis ! En attendant, moi non plus je ne trouve rien à dire sur cette histoire !
RHHÄÄÄ ! J’ai presqu’envie d’y croire. 😉
alors il faut y croire
🙂
Zut de zut de flûte, j’ai loupé une sacré cargaison d’épisode mon Capitaine ! Je vas ramer fort afin de rattraper mon retard !
Pas de souci Marianne, la cargaison d’épisode est bien arrimée et sans date de péremption. On lit quand on veut, et puis voilà !
Quand on peut surtout !!! Trépignements d’impatience 😉
Et quoi de mieux qu’une disette de vocabulaire pour réduire la liberté d’expression et rendre la presse docile ?
Très juste, à quelques exceptions près c’est déjà le cas, non?
Oh non, je te trouve bien pessimiste… on est le pays des Lumières quand même 🙂
une petite remarque d’actualité politique s’est glissée dans l’épisode. Sauras-tu la retrouver ?
« Papa Ernest »?
Je le savais que le pêcheur solitaire était le vieil homme et la mer!
Moi aussi, je le savais !! mais bon pour moi c’était plus facile 🙂
bien lu, Mo !
Ah ça, c’est bien trouvé le coup des politicos qui volent et pas comme des pigeons ! Et moi, je reste suspendue au-dessus du flot de cette intrigue pleine de rebondissements.J’ai pas vu arriver le cache-cache sur le canot après débarcation, bref, en gros, j’ai rien vu arriver, ce qui me semble être le propre des vrais de vrais bourlingueurs d’histoire. On n’est pas prêt d’arriver au port et heureusement car je me plais sur ces vagues ! Souquez donc matelots, mais trop vite.
Voilà voilà, ça souque !
« … et le verbe issu des flots… »
Noé l’aurait particulièrement aimée celle-là.
Comme moi, mais tu t’en doutes.
Merci Caroline !
« Il ne fallait surtout pas croire ce que racontait la marine ! » ça tombe bien, je m’en suis toujours méfiée… je n’ai absolument pas le pied marin ! 😉
Cela dit, je me laisse volontiers porter par les flots subtils des mots qui foisonnent dans cet épisode, ceux qui disent plus que ce que l’on lit 🙂
Il y a des mots qui disent plus qu’on ne lit ? alors, il faut les relire 🙂
merci Laurence.
Rah j’ai failli rater le bateau !
faillir rater, c’est pas raté !
trouver le mot souquer, au détour d’une phrase, c’est comme trouver une fleur fanée dans un vieux livre, au parfum de souvenir
Je vais essayer de faire un herbier, alors 🙂
Ernest ? Un célèbre écrivain ?… Ernest Hugo ?… Ernest Maupassant ?…. Cette histoire prend l’eau mais par le bon bout de vague quoique vague soit mon idée de ce qui pourrait poindre à l’horizon… 2 des 3, à force de ramer, vont-ils se bounty-révolter ? Ou rejoueront-ils « 3 hommes et la mer » où trois inhabitués apprennent à recueillir, pouponner, changer un jeune harengteau sorti tout juste de sous la jupe en écailles de sa maman partie vers les mers chaudes danser la bamboula avec un triton ?