« Qu’était-il advenu de la cargaison ?! »
Aussi lancinant que soit ce mystère, il fallait sursoir à en chercher la réponse : une série d’éclairs lumineux clignotant du haut de la passerelle du Jules-Grévisse nous annonça que la nuit qui tombait et la houle qui se levait se conjuguaient pour rendre périlleux un séjour plus prolongé à bord de l’Océano-Nox. Vites nous rembarquâmes dans la chaloupe, et bientôt, trempés d’embrun, nous grimpâmes l’échelle de coupée du Jules-Grévisse. A peine le pied posé sur le caillebotis du cargo, un sinistre glouglou perça la brume : je tournais la tête pour voir la haute cheminée aux G entrelacées disparaitre entre les vagues ! L’Océano-Nox avait coulé corps et biens !
Après ce funeste épisode, l’océan s’ouvrit vide devant l’étrave du Jules-Grévisse. Seule une fumée occasionnelle nous rappelait que juste derrière l’horizon, l’amiral Larousse – qui comptait s’illustrer en coulant bas les corsaires pilleurs de livres, et pour ce faire, ne souhaitait pas éventer le piège qu’il leur tendait en se montrant trop près de l’appât – suivait avec son escadre le cargo-bouquinier. Celui-ci ahanait sur le flot, franchissant sans hâte toutes les déclinaisons de la mappemonde – plus interminable encore qu’une séance du dictionnaire de l’académie.
Tandis que s’égrenaient ces heures sans nombre, coupé du monde, tout le monde à bord ressassait la même question : qui peut bien vouloir s’emparer des mots ?
Le quartier-maître penchait pour quelque bande de sectateurs de l’espéranto désespérant d’imposer leur idiome nouveau et rêvant y parvenir en anémiant les langues anciennes et vivantes. Le bosco et le coq lui opposaient le pacifisme invétéré des émules de Zamehof. Leur langue inventée avait certes les défauts courants des utopies réalisées, mais elle n’était pas une langue de pirate !
Sur la passerelle, l’opinion prévalait que nous avions affaire à des poètes anarchistes et décadents, horripilants parodistes d’Adoré Floupette désireux d’enrichir leurs inventions langagières déliquescentes avec les plus belles trouvailles des langues du monde. La religion du capitaine était faite : nous croiserions un jour ou l’autre un bateau ivre plein de ces pauvres hurluberlus que le Jules-Grévisse, sans attendre les canons de l’amiral, enverrait par le fond d’un simple coup d’étrave. Après quoi, heureux comme Ulysse et ayant fait un beau voyage, nous rentrerions paisiblement au port, et lui, le capitaine, prendrait sa retraite et se retirerait en Anjou, loin de la mer, dans son petit Littré.
En revanche, pour l’équipage, les coupables putatifs étaient légions : le poste avant bruissait des histoires de Bescherelle-le-Rouge à l’abordage des galions conquistadors chargés jusqu’à l’écoutille des trésors perdus des langues incas, de l’errance éternelle de la goélette fantôme du Volapük-Volant et de son équipage mutiné revenu d’entre les mots, des exactions des redoutables pirates javanais – pavardavon, javavavanavais ! – et bien sûr des récits de chasses au trésor entre les îles Caraïbes et les Syllabes. Tous ces contes s’enjolivaient soir après soir de nouveaux détails horrifiques et véridiques.
Nez-de-Lande, habitué à se confier à la parole encrée, se taisait. Quant à moi, je restais coi.
Puis un jour, la vigie signala – enfin ! – une voile : c’était le canot d’un vieil homme qui pêchait seul dans le Gulf Stream.
à suivre !
* * *
4e épisode du feuilleton maritime entamé (et désormais hors-jeu) pour l’agenda ironique d’avril.
Ce texte est une mine de trésors, une de ces précieuses cassettes à tiroirs secrets ! Sans compter qu’on s’y croirait, et que l’attente du prochain épisode devient de plus en plus difficile. Bravo et merci !
Merci ! les trésors et les tiroirs secrets sont dans la mémoire des lecteurs 🙂 avec toutes les histoires de pirates qu’on a tous lu, il est plus facile de réveiller les souvenirs que d’inventer une nouvelle histoire ! (paresseux ? oui). Et comme je m’impose un gabarit de 500 environs par épisode, je n’ai pas la place de développer, il faut pirater !
le prochain épisode ? bientôt !
Ce jeu de connivences est vraiment bien mené dans ton texte, et ne gâche pas le plaisir de l’histoire comme cela arrive parfois quand on oublie ce qui se passe pour chercher les clés. Un équilibre superbement maîtrisé !
Merci ! je crois que la « contrainte gabarit de 500 mots » joue son rôle en m’obligeant à équilibrer la part « histoire » et la part « clefs ». Si j’avais le champ libre je pense que ça partirait dans tous les sens, au détriment du tempo.
Toutes ces pistes font 45 tours dans ma tête sans que j’arrive à creuser le sillon d’un évident coupable !
Vivement la suite !!!😁
Alors si un aussi fin limier que le papa de flanagan ne trouve pas l’évident coupable, c’est qu’il n’y a pas de coupable évident… y-a-t-il seulement un coupable capable ?
on le saura peut-être dans un prochain épisode !
Zut ! S’il n’y a pas de coupable, on a exécuté des innocents alors !
Pour l’instant, on n’a zigouillé personne (dans ce monde imaginaire là, en tout cas)
On y croit du début à la fin
🙂
Et j’adore Becherelle-le-Rouge 🙂
Ah, Bescherelle-le-rouge ! je le dois à un commentaire de Patdanlencrier qui parlait d’un Bescherelle-Volant… que j’ai découpé en deux pirates, avec Volapûk-Volant 🙂
Ah j’oubliais , je suis allé voir qui était Adoré 🙂
Un grand navigateur : »
Je voudrais être un gaga
Et que mon cœur naviguât
Sur la fleur du seringa. »
Il est adorable, cet Adoré ! Bon, en vrai, c’est un « fake » comme on dirait aujourd’hui, inventé en 1885 par Gabriel Vicaire et Henri Beauclair pour se moquer de la poésie décadente.
🙂
Un feu d’artifice d’évocations et de trouvailles qui font rêver et souvent sourire, j’adore (entre autres) l’amiral Larousse qui s’illustrait et Bescherelle le Rouge, et je vais de ce pas faire connaissance avec Adoré Floupette…
je me suis bien amusé, j’avoue !
Sonnez trompettes résonnez hautbois, tu nous as sorti l’artillerie lourde ! 😆 Quel régal à chaque ligne et que de trouvailles, j’ai failli me perdre et rester dans les « déliquescences » anarchistes ! Bescherelle-le-rouge m’a achevée !!! Bravo, c’est du grand Dodo !!!
« Sonnez trompettes résonnez hautbois » ? C’est déjà Noël ? vue la thématique (et la météo), c’est plutôt Noé qui risque de se pointer dans le prochain épisode !
J’avoue que je rigole (et que je règle des vieux comptes avec un certain petit livre à couverture rouge….
Du coup suis allée m’informer sur Adoré Floupette 😀 . Est-ce le Capitaine Littré dans le canot ? je t’aurais bien mis quelques mots en Esperanto, mais outre le fait que ce serait une traitrise, mes cours sont depuis fort longtemps planqués en haut de l’armoire 😀 …….. Bon, comme d’habitude on se prend au jeu et on attend la suite !!!
Espéranto ou espère plus tard, la suite viendra tot ou tard !
merci Gib’ !!
Ah c’est bien triste pour l’Oceano-nox. Même les rats de bibliothèque l’ont quitté avant qu’il ne coule?
Je soupçonne les corsaires de fournir les plagiaires, moi…
J’ai hésité à laisser l’Océnao-Nox dériver jusqu’au rivage, mais comme j’avais titré l’épisode précédant « le naufrage de l’O-N », il a bien fallu qu’il coulât !
Jolie idée, les corsaires fournisseurs de plagiaires… mais y a t il seulement des corsaires ? On n’en a pas vu le sabre d’un, jusque là !
Je suis complètement largué les amarres, en mode Titanic. Sos …sos…
Pas de panique, il n’y a pas de glaçon à l’horizon !
Et tu m’as répondu sur l’interview expresse, de nouveau d’actualité pour ma part?
oui ! par mail 🙂
une parole encrée et le canot d’un vieil homme…
et je soupire d’aise et de rêve
merci Caroline 🙂
On vogue en plein langage suranné dans un suspens insoutenable. Quelle ambiance mes aïeux !
Les trouvailles sont jouissives 🙂 J’adore !
Suranné, le langage ? Un brin vieillot, oui !
merci Laurence !!
Ah oui, « Le vieil homme et le Gulfstream », c’est une autre paire de moufles : quelle rencontre alléchante en perspective. Et je n’ai pu, comme les autres gros curieux, résister à la curiosité d’en savoir plus sur cet Adoré Floupette puisque l’odyssée du Jules-Grevisse nous porte vers les rivages plus que mystérieux de l’anatomie linguistico-philologique. Heureux que nous sommes de voir cent paysages sans les roulis, de faire un beau voyage sans maux de mer, de retrouver (peut-être) après maintes traversées, ces pilleurs de mots, voleurs, menteurs, tricheurs, sabordeurs, bachibouzouks, boit-sans-soif, anachorètes, escogriffes, ânes bâtés, ces bougres d’extrait d’hydrocarbure, d’amphitryons à la petite semaine, de flibustiers de bas étage. J’en ai l’eau à la bouche de cette attente insupportablement analphabétique et désespérément génialo-sémantique.
Hé bien on dirait que je suis pas le seul à apprécier le plaisir du voyage immobile !
🙂
Mon coeur va à Bescherelle-Le-Rouge et au bateau ivre, qu’on n’aurait imaginer qu’ils se côtoieraient dans un seul et même texte! Et Bescherelle-Le-Rouge, invite, par association d’idées des noms d’oiseaux bien connus qui auraient leur place dans cette aventure piratesque.
Quant aux poètes anarchistes et décadents, hum… j’aimerais les voir à l’abordage!
Bravo pour cet épisode haut en couleurs qui nous fait des clins d’oeil sans nous faire perdre le fil!
Il est chouette, hein, Bescherelle-le-rouge, le pirate planqué derrière sa proverbiale couverture écarlate ? Les poètes anarchistes ont l’air de rien, mais avec un boujaron de ratafia et un trois-mats chargé d’alexandrins à l’horizon, je parie qu’ils sont redoutables !
« Bourre et Bourre et Ratafia » C’est un dans un livre d’enfant que j’ai passionnément aimé, petite, et que j’aime encore lire à mes filles: Les mots de Zaza. Je te recommande vivement.
Pour être exacte, je crois que c’était »rabougri de rabougra, bourre et bourre et ratafia, pesti pesta ! » Voilà de quoi fleurir la suite!
c’est pas « pesti pesti » à la fin ?je ne connais pas, mais g**gle le suggère 🙂
la suite fleurira demain dès l’aube, à l’heure ou blanchit l’écume….
euhh, dans mon souvenir c’est pesti pesta », rime avec « ratafia » oblige. Mais je me trompe peut-être… Quoique, mon mari porte souvent un tee shirt qui dit « I don’t need g**gle, my wife knows everything… » :d:d:d
Sûr, la rime commande le sens !
sauf si ratafia prend son pluriel en ratafii 🙂
Est ce un mot italien, ou latin?😀😀😀
Créole d’origine latine, d’après le Trésor de la langue française (http://stella.atilf.fr/) : « Mot créole peut-être issu de la formule latin. rata fiat (conventio) parce que cette formule, accompagnée d’un toast (attest. supra 1675), se serait prononcée à l’occasion d’un marché conclu »
🙂
Marché conclu, j’achète la suite , RATA FIAT, à la vôtre, M. Paresseux :):). Non vraiment, je vais lire l’épisode 5 et votre légèreté héroï-comique me sortira sans doute de ma dernière page d’écriture dont je ne suis écorchée. Chapeau bas et merci pour votre virtuosité fantaisiste, si bonne à recevoir.
Whaouh! Quel talent!! L’Amiral Larousse illustré Mouhaha!!!
Merci Emilie ; l’amiral, j’ai mis du temps à trouver comme l’illustrer 🙂
Une histoire sur le langage qui fonctionne comme le langage – par associations, chevauchements et substitutions.
Il y a aussi un fond triste dans ton discours plaisant.
Merci Joséphine de cette analyse fine ! J’essaie de répondre de mon mieux : « Une histoire sur le langage… » : parce que toutes les histoires sont d’abord du langage ; ça sonne un peu sentencieux, mais dans mes histoires il n’y a que des mots 🙂
« Un fond de tristesse » ? je ne sais pas ; enfin, sûrement,si tu y déniche cette tristesse. Peut-être, parce que dans cette histoire il n’y a que des mots (et, malheureusement, pas de vrais pirates avec des grands sabres courbes comme des virgules !)
« Sabres courbes comme des virgules » qui croisent mes points d’exclamation graciles comme des fleurets, j’aime contredire, donc j’ajouterai :
triste parce qu’il y a un naufrage bien réel du langage – même si je crois en tes personnages et en une issue heureuse ou disons pas trop piteuse !
Mais je dois projeter ce que j’y lis 🙂 Voilà que je range mon fleuret, restons bons amis.
Un duel de ponctuation ? sabre de bois !
Le naufrage du langage ? Depuis le Déluge et Babel, il en a vu d’autres 🙂
Disons qu’il faut au moins faire semblant d’être optimiste.
Et puis je ne peux rien dire, mais je connais la fin (enfin, celle du feuilleton ! et puis je crois… parce que tant que ça n’est pas fini ça peut encore tanguer !
🙂
Le langage survivra ; (point virgule comme une main au crochet) mais le nôtre dans lequel je sens, aime, rêve, peut-être pas, c’est naturel mais un peu triste tout de même.
(je dis ce que je ne pense pas, mais fichtre on n’abandonne pas un duel comme ça)
Un duel ? à l’aube ? avec chapeau gibus, gants blancs et deux témoins chaque ? pas bon pour un paresseux 🙂
à la place, demain à l’aube, le 5e épisode du feuilleton !
Et donc un point de paix comme une poignée de main à notre conversation. 😉
Tout de même le point d’interrogation comme main au crochet ça aurait mieux fait… Bref !
Est-ce qu’ à l’oral tu as un discours aussi émaillé de trouvailles, de trésors ? Cela semble te venir spontanément !
Non, je ne parle pas comme ça ! Je ne me suis pas échappé d’un feuilleton de Rocambole 🙂 Mais c’est vrai que l’écriture (pour moi) c’est la vengeance de l’esprit de l’escalier : on peut revenir trois paragraphes en arrière pour placer une réplique imparable, pas comme dans la vraie ie !
Et puis dans ce feuilleton, j’empile les mots à coeur-joie, avec des pleins paquets d’adjectifs ronflants. Mais je peux écrire plus succinct. Enfin, j’essaierai.
La culture grammaticalo-historo-marino-bouquinière est aussi profonde que les strates qui recouvrent le vocabulaire éocénien-paléo-sidérien. C’est sidérant.
j’en reste coi. J’imagine que mes profs de grammaires aussi.