Dragons au grand air

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Peut-être pourriez-vous commencer à chanter, dit la petite pomme bleue. Les trois petites pommes rouge, verte et jaune acquiescent en silence, tandis qu’un silence plus grand encore se fait sur la colline ronde.

Pour ne pas perdre une note de la chanson des pommes, les branches ne grincent plus en se balançant, et les bosquets se taisent comme se taisent les herbes vertes. Le vent retient son souffle pour ne plus faire bruire la plus petite feuille. L’eau de la rivière coule le plus doucement possible, et les galets se retiennent de rouler et de s’entrechoquer au fil de l’eau. Même les nuages qui passent tout là haut essaient d’être encore plus silencieux que de coutume, tandis qu’à l’horizon, les montagnes, un peu dures d’oreilles, retiennent leur avalanche.

Pommes, nous sommes
Pomme jusqu’au trognon
Pommes, devenons des dragons

Dos et ventre couvert d’écailles
rouges sang et jaunes paille
de la queue jusqu’aux aiguillons
trois beaux dragons devenons.

Réjouissons-nous, crachons des flammes
Gare aux fermières, aux gentes dames
Aux chevaliers comme aux croquants
Qui croiseront trois grands dragons.

D’abord, il ne se passe rien : les trois petites pommes chantent, et voilà. Et puis les feuilles et les branches qui sont les plus proches des petites pommes, se rendent compte que leur voix pures ont désormais une note jaune et métallique, d’une force qu’elles n’avaient jamais perçue.

Pommes nous sommes
pomme dans notre chanson
pommes, devenons des dragons.

Mirrifficques seront nos ailes
longues, vertes et belles
volerons plus haut que l’oisillon
le ciel appartient aux dragons

Farouche et fiers, y a pas d’erreur
nous serons trois terrible terreurs
Qu’on nous défie même au canon
Rien ne peut battre trois dragons

Les trois petites pommes mêlent leur voix qui atteignent maintenant une tessiture inédite, des basses caverneuses et vertes, et des aiguës rouges comme la flamme.

Pommes, pépins oublions
pépins et trognon
pommes, des dragons nous serons.

Leur chant porte désormais jusqu’aux montagnes et revient en écho. Les bosquets alentours tremblent, l’herbe verte se couche sous les vagues successives, et même l’eau de la rivière se couvre de petites rides qui n’ont rien à avoir avec le vent.

Solides seront nos lourdes pattes
Bien griffues pour quand on se gratte
Tours et remparts trembleront
Quand se posent les trois dragons

Et puis la petite pomme rouge sent sa peau se couvrir d’écailles rugueuses et brillantes ; la jaune déplie une, deux, trois, quatre longues pattes griffues sorties on ne sait trop d’où ; et la verte se découvre un long mufle grimaçant serti de dents aiguës.

Large et rouge sera notre gueule
Nos dents dures comme des meules
Voleurs de pommes nous vous croquerons
Aussi vrai qu’on est trois dragons.

Éberlués, bosquets, feuilles, herbe verte, voient apparaître de maigres ailerons, deux rouges, deux jaunes, deux verts, sur le dos écailleux des trois pommes.

pommes nous sommes
pomme, par notre chanson
pommes, dragons devenons !

Trois ailerons qui sont bientôt trois paires d’ailes, de grandes ailes membraneuses et claquantes au rythme de la chanson qui enfle et résonne toujours plus fort.

Sinueuse ou droite soit la route
Elle nous conduira sans déroute
Jusqu’au roi, nous lui chanterons
La chanson des trois dragons.

La petite pomme bleue avait raison ! Par la force de leur chant, les trois pommes devenues dragons jaune, rouge et vert grandissent et grossissent, au point que les branches du pommier plient à menacer de craquer.

Dominant le plus haut donjon
Trois grands dragons nous serons,
Rouge, vert et jaune comme
L’étaient trois petites pommes.

Est-ce encore une illusion ? Non ! L’écorces s’écorche sous les griffes des dragons, les branches craquent sous leur poids, les feuilles roussissent dans leur souffle, les bosquets plient au battement de leur ailes ! Que va-t-il arriver ? Les pommes devenues dragons vont s’envoler dans une longue spirale  ? Et en bas le monde deviendra tout petit si petit : les arbres ? une feuille ; les collines ? un bosquet ; les montagnes ? des cailloux. La petite pomme bleue ? Oubliée ! Même les nuages qui étincellent sous le soleil seront comme de petits moutons dociles !

Pommes, pomme nous étions
Pommes, nous sommes
devenues des dragons.

Alors, sur une dernière note haute, si haute et lumineuse qu’elle semble une flamme jalouse du soleil, d’un seul élan les trois pommes-dragons abandonnent leur branches, se jettent dans le vent, prêtes à découvrir le monde, à dévorer des chevaliers, à terroriser des royaumes et à piller des trésors, prêtes enfin à gagner le château du roi.

 

***

 à suivre !

14e épisode. Si vous avez manqué les précédents, il y a un grand récapitulatif là. Les petites pommes ne voulaient pas rater l‘agenda ironique de juillet, chez Toulopéra.

Illustration : enluminure, Dragon, fleurs et fraises, XVIe siècle,  Bibliothèque municipale de Toulouse/Gallica

19 commentaires

  1. Bon, ça y est, la transformation est faite. Mais je pressens un problème pour aller voir le roi. J’imagine que quand on est un dragon, on ne peut pas voyager en panier à pommes.

  2. Les notes de la portée sont habilement dissimulées dans le panier des pommes devenues dragons.
    Peut-être auraient-elles pu envisager un croisement avec un dragonfruit (pitaya)?
    Au revoir petite pomme bleue…

    • Je ne connaissais pas le (ou la) pitaya. c’est bon ? c’est un fruit qui crache des flammes ?
      quant à dire au revoir à la petite pomme bleue, c’est peut-être prématurée….

  3. Chut ! Je vais fermer le plus doucement possible la porte ouverte sur ton blog. J’avais l’intention de faire une tarte aux pommes pour mes visiteurs du soir, je n’ose imaginer la colère de ces trois dragons s’ils me surprenaient dans ma cuisine, couteau effilé en main !
    Chut…

  4. Voilà ! Ca n’a pas été de la tarte, mais la recette a fonctionné ! Curieusement, ce chapitre un peu effrayant m’a donné faim. Peut-être vais-je manger du fruit du dragon.

    • je ne sais pas trop ce que l’avenir leur réserve, mais je suis très fier de ces trois petits pomdragons (« Uther Pomdragon » ? se demanderont les lecteurs de la Table Ronde) !
      la table ronde ? ce qui ne nous sort pas de la thématique « manger » 🙂

    • Merci Jean-Louis.
      Quoi disant (que tu avais manqué la suite), tu montres paradoxalement que tu ne l’as pas raté, la suite 🙂
      et la suite de la suite ? elle arrive bientôt, mais il faut que ça mijote encore un peu.

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