Pour débuter, envoyer chercher dans la resserre de la cuisine aux carreaux bleus de Delft : vingt grammes de levure, soixante grammes de farine, septante de sucre et autant de ce beurre de la campagne d’entre Brou et Mottereau, villages proches Combray, qui semble avoir été moulé dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Il faut prendre encore, sur l’étagère aux épices encombrée de petits pots en porcelaine nacrée, une gousse de vanille courte et dodue.
Battre dans une vaste jarre, machinalement et comme accablé par la morne journée, deux œufs entiers avec le jaune d’un autre œuf. La perspective d’un triste lendemain accompagne la battue régulière du bois de la cuillère sur les flancs de grès cérame, avant que le feu doré d’une cassolette en cuivre accueille le beurre fondant qui devra rester à feu doux, amollissant paradoxe amoindrissant jusqu’aux plus médiocres espérances.
Ajouter les graines de vanille et le sucre sur les œufs battus et bien fouetter la mélasse ainsi obtenue, mélanger la farine avec le sel, une pincée à peine, et la levure ; en saupoudrer les œufs battus, toutes opérations précises et méthodiques, comme autant de leçons déjà sues, repassées et vidées de leur suc.
Tressaillir à l’obtention d’une pâte homogène réalisée à l’aide de la maryse, soudain attentif à ce qui se passe d’extraordinaire dans la jarre. Mais loin d’être l’amorce de l’étincelle qui arracherait au quotidien pesant, cette homogénéité n’est guère que la faible mais efficace métaphore de l’annonce de l’éternité (réduite il est vrai à la mesquinerie d’une couple d’heures, au plus d’une douzaine d’entre elles) pendant laquelle la pâte dûment couverte reposerait, au frais sinon en paix.
Ces heures, je me souviens si je les mettais à faible profit ; l’attente me plongeait comme au cœur d’un passé ancien dont rien ne subsiste, après la destruction des choses, quand seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps. Il ne me fallait pourtant guère plus que me rappeler, attendre, espérer, et surtout ne pas oublier d’allumer à l’heure dite le four pour qu’il préchauffe ; je me souviens qu’il devait être très chaud. Il y aurait encore à verser la pâte à la cuillère, non sur la ruine de tout le reste, mais dans un moule à gâteau alvéolé ; à porter sans fléchir le tout dans le four pour dix minutes environ ; à défourner, à retourner les moules, à laisser refroidir.
Puis, une fois vraiment refroidis les démouler, et, mordant de la pointe des dents en écartant légèrement la lèvre pour éviter la brûlure, tenter d’atteindre, sous la gouttelette presque impalpable du petit coquillage de pâtisserie, l’édifice immense du souvenir.
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Les recettes littéraires associent cuisine et écriture. Aujourd’hui, réponse tardive à la 34e proposition de La Licorne et recette de la véritable madeleine de Combray (avec des morceaux entiers de vraies phrases de Marcel Proust. Illustration : laitier, carreau de Delft, vers 1700.
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Un de mes ouvrages favoris! Quelle joie de participer a cette creation culinary-litteraire tres reussie. Ca me rappelle la fois ou je revenais de France dans un vol transatlantique et ou des Madeleines nous avaient ete servies. A qui est ce qu’elle rapelleraient des souvenirs? N’etait-ce pas un gachis de madeleines?
Merci ! il s’agissait peut-être (je parle des gâteaux de l’avion) d’une sorte de gâteau « sans mémoire », que chacun est libre de garnir avec ses propres souvenirs ?
C’est magnifique! Je rêverais d’un ouvrage où des auteurs s’attaquent aux classiques de la cuisine. D’une certaine manière, si je peux m’autoriser un audacieux parallèle, cela me fait penser à ce livre extraordinaire qu’est « On n’y voit rien » de Daniel Arasse.
hé bien ce livre, écrivons-le ! Je ne suis pas certain de la recette du Cake de Chtulhu (ou bien est-ce une recette de poulpe ?) mais il faudrait relire Lovecraft 🙂
L’écho de Daniel Arasse vient probablement des « vrais morceaux » de Proust dont j’ai farci la recette !
C’est que tu me donnerais l’envie de me mettre aux fourneaux moi qui ne pratique que le minimum syndical dans la cuisine (et encore sans compter les jours de grève)
Lire une recette, c’est déjà presque la préparer (et si on s’en tient là, on évite de bauger la cuisine 🙂
Bel hommage culino-proustien !
Je connais par cœur le passage de la Madeleine… J’ai donc reconnu toutes les phrases de notre ami commun !
A présent, il conviendrait, cher Carnets, de vous attaquer au bœuf en gelée de Françoise ! (http://proust-personnages.fr/?page_id=9030).
Merci pour ces délicieuses petites madeleines.. qui ont failli être des biscottes au départ !
(c’est la deuxième fois que j’entends parler ici du livre de Daniel Arasse… Une première fois, par Dominique Hasselmann, à propos d’un escargot… Du coup, je suis en train de le lire !).
Merci Andréa ; j’espère ne pas avoir trop bousculé les vraies phrases de Proust.. j’ai un peu hésité, et puis je me suis dit qu’il fallait prendre le risque !
le boeuf en gelée, c’est une autre affaire…. Quant à Daniel Arasse ; hé bien disons que j’ai la chance d’avoir des lecteurs qui ont de bonnes lectures 🙂
Mais bien sûr ! Osons, osons, prenons des risques ! « Heureusement que tout le monde n’est pas Proust ! » me disait mon psy, il y a quelques années !
Ah, Daniel Arasse, je me régale !
Et puis, j’attends votre bœuf en gelée, n’est-ce-pas ?! 🙂
je veux bien essayer la recette du boeuf et de l’ambassadeur mais faudra attendre « qu’il boive tout » 🙂
D’accord, maître-queux !
Cette recette littéraire me faire souvenir du fournil de mon papa, lorsque, précisément, il extrayait les madeleines de son four (à bois,le four). Il ajoutait quelques gouttes de bergamote.
Voici sa recette, sur l’un de mes anciens blogs. Elle est beaucoup moins littéraire que la tienne, ça va sans dire !
http://tinuska.canalblog.com/archives/2008/06/07/9479745.html
Merci Martine ; ma recette n’est littéraire que grâce au pillage de Proust 🙂
Je t’autorise à piller celle de mon Papa… et n’oublie pas la bergamote 😉
Hé hé, je la connais bien, môa, cette recette !
Je fais mes madeleines UNIQUEMENT avec cette recette ! Et elles ont du succès !
😉
Merci Andrea de m’aider à perpétuer mes traditions familiales, qui, même non-proustiennes, ont leur part d’enchantement…
Mon Dieu, que c’est joli, appétissant, gouleyant. Je me suis délectée de ce phrasé tourné au beurre, de ce mélange sucré avec cette pointe de sel propre aux bonnes pâtisseries et à la main d’un véritable chef. Fan je suis, fan je resterai.
merci Anne ; ça faisait un moment que j’avais envie de cuisiner le temps perdu 🙂
WOW ! Carnets, l’art du contraste, léger et plombant pareillement pour un point final en suspension. Bravo !
il faut rendre à César ce qui est à Marcel : le plombant neurasthénique, c’est lui ! 🙂
« le plombant neurasthénique » : ah ah ah !
Ha!Ha! Je le savais, je le savais ;o)
Ces mots ont le pouvoir d’éveiller mes papilles !
il est temps de remettre à la mode l’écriture au beurre, un peu sucrée avec une pointe de vanille… miam !
Ah…magnifique !
C’est gourmand, gouleyant…que sais-je encore…l’arôme de la cuisson arrive presque jusqu’à moi tellement c’est bien décrit !
…toutefois, si tu le permets, je te conseille de te relire attentivement : il manque, si je ne me trompe pas, quelques petits mots ( à, n’, de…) par-ci par là. 🙂
Merci Licorne ! je pense que les petits mots manquants ont été égarés par Marcel (je dis ça avec une pointe de mauvaise foi 🙂 )
Dans une recette, les « petits grains de sel » et les « bouts de coquille » ont aussi leur importance…
Ceci dit, je viens d’en enlever deux chez moi…:-)
C’est à Proust qu’on doit des bouts de phrase tels que celui-ci : « comme accablé par la morne journée » ? J’avoue ne pas connaitre par cœur son œuvre…
Bonne soirée à toi,
Mo
‘Xactement !! Le texte du passage est là : http://www.french.hku.hk/dcmScreen/lang3059/06/06_proust_madeleine.pdf
(je ne connais pas non plus par coeur, j’ai copié-collé et détourné…. ; une centaine de mots de Proust, donc un quart du texte !)
bonne soirée à toi
Un délice !
Merci Aldor !
Il parait que si la madeleine n’est pas compostée le pèlerinage n’est pas valide…
Et que si le nombre de coquilles dans le texte n’atteint pas le nombre des années de temps retrouvé, le nombre d’étapes pour les récupérer devra être aussi élevé que la hauteur du temps de récupération souhaité. Dixit le théorème des Lourdes pèlerines en duvet d’oie.
il y a quelques calculs à faire, en effet. sans compter que Marcel P. était trop fin typographe pour ne pas avoir glisser exprès l’association coquille-typo/coquille-moulagateau… alors, la lettre manquante, appel de la mémoire ? Perec, déjà ?
Est ce qu’à Illiers ils savent faire les madeleines ? 😊
Rien n’est moins certain 🙂
s’en rappellent’ils seulement ?
Ah que ceci est bien fait mon dodo !
Tissage habile de mots et d’images, tu excelles dans l’exercice.
Ça sent bon dans ma cuisine, le beurre et la farine fraîche, et ce petit goût si particulier de la félicité.
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Merci Célestine !
Pour un dessert extraordinaire, pétrir la vie avec des mots et mordre dans le souvenir.
excellente recette, qui va aussi bien aussi bien pour l’entrée et le plat de résistance !
🙂
Et la phrase
« cette homogénéité n’est guère que la faible mais efficace métaphore de l’annonce de l’éternité »
C’est de Proust ou de toi ?
j’ai bien peur qu’elle soit de moi 😦