Le conte du dernier mot (suite)

Le conteur reprend lentement, menant finalement son fabliau vers sa fin. On se regarde du coin de l’œil des deux bouts de la table. Qui va enchainer ? Une petite pièce tinte sur la pile et une voix ronde se lance dans une hâblerie  truculente, une suite de farces habilement liées. C’est d’habitude un succès assuré, garantissant les rires et les roulements de poing sur la table ! Mais quelque chose va de travers ; est-ce qu’on l’a trop entendu, trop dite, cette calembredaine, qu’on en escompte déjà les rires avant les chutes et les calembours ? Est-ce qu’à force on aurait tiré tout le suc et vidés les images des contes bleus qu’on traine de foire en marché depuis que l’on sait raconter ?

Ou bien est-ce juste la fatigue du jour passé à dire et redire les mêmes soties pour amuser les mêmes sots ? Quoi qu’il en soit, une fois dite la dernière craque, le silence descend des poutres sombres. De mémoire de saltimbanque, ça ne s’est jamais vu, qu’une nuit telle que celle-ci s’arrête avant l’aube, mais si les raconteurs et les contes sont épuisés ? Renoncer, et dormir déjà ou veiller encore, dans le silence ?

Depuis son comptoir, le tavernier s’inquiète pour une toute autre raison. A distance – il a l’œil – masquant à peine son dédain et son mécontentement, il soupèse du regard le petit tas de pièces de cuivre et de blanchailles. Cette menue mitraille couvre tout juste les reliquats de cuisine qu’il a posés sur la table. Si les conteurs s’arrêtent maintenant, il n’a plus d’autre monnaie à espérer, et avec cette maigre tringaille il n’est pas gagnant. Que faire ? Relancer d’un pot de bière ou d’un cruchon de vin pas trop aigre pour essayer de délier les langues ? Ou, décidément, moucher les lumignons et renvoyer tout le monde dormir dans la paille de l’écurie ?

A ce moment, une buche crépite soudainement dans le feu. A la lueur des flammes qui rougeoient et s’allongent, on distingue la longue silhouette d’un bonhomme qu’on n’avait pas encore vu devant la table. Sans doute un des dormeurs des bancs réveillé par la cloche grêle. En silence, il pose une grosse pièce sur le maigre pactole. Chacun approuve : c’est la bonne façon de prendre la parole et de s’assurer l’attention de tous.

Sans rien dire, le bonhomme regarde lentement les visages qui émergent de l’ombre. Voilà qu’il ouvre les bras. Les pans de sa cape rouge s’écartent un instant sur un étonnant pourpoint écarlate. Toujours en silence, il pointe le doigt sur la maigre bougie qui tremblote au milieu de la table, désigne de l’ongle les cerneaux de noix éparpillés alentour. Il claque seulement des doigts et la flammèche s’étire et grandit, faisant trembler comme une mer l’ombre qui couvre la table. Il n’a pas dit un mot, mais chacun saisit l’histoire : voilà le phare d’Alexandrie, voilà la flotte franque battue par la tempête ! Ses gestes silencieux précisent un à un les épisodes du drame qui se joue sur le bois graisseux : la croisade en péril de naufrage au large de la terre d’Afrique ! Après mille péripéties dictés du bout des doigts dans le silence, l’histoire s’achève, les chevaliers rendus à bon port. Alors, l’autre main du bonhomme émerge de la large manche, pose une nouvelle monnaie dorée sur la pile et une nouvelle histoire commence sans un bruit : le bouchon de liège cacheté de cire rouge ? c’est Renard qui lorgne les miettes de pain bis, pleine basse-cour de poules grises et caquetantes…

Mais quel est ce diable de conteur, qui du doigt convoque les héros de son choix, Roland le furieux, Goupil et bientôt Jehanne la bravette ou l’ogre Nabuchodonosor et gage ses silencieux récits – drames, amours contrariés ou batailles merveilleuses – d’autant de lourdes pièces sonnantes ?

 

(encore à suivre, par là)

***

Pour l’Agenda ironique de ce mois de février, fallait un conte avec quatre mots : quadragésime, tringueld, gagnant et truculence. Les autres histoires sont chez Iotop, là.

illustration : détail de la bataille entre Carême et Carnaval, Bruegel (Kunst Historisches museum Wien).

34 commentaires

  1. Homère (de toutes les batailles) s’était donc introduit subrepticement dans l’assemblée, sans avoir fait grincer l’Ulysse de l’entrée.
    Le chant des sirènes (ou du styrène) pouvait se développer harmonieusement : le drachme avait été évité… 🙂

  2. Bon jour,
    Excellent, on est envoûté et tout à la fois fébrile de connaître la suite, diantre … 🙂
    Et puis quelques mots comme : sotie, que j’apprends là …
    Merci à vous.
    Max-Louis

    • Ou plutôt qu’il en raconte une autre car une histoire finie est toujours bien finie, inutile de la rallonger. Quant à l’homme étrange, n’aurait-il pas un cousinage avec cet autre conteur masqué « M. Paresseux »?
      Je vais lire le conte aux élèves à la rentrée, tien!

      • Mais alors, faut que l’histoire soit finie avant la rentrée !!
        Et non, « l’homme étrange » n’est pas un cousin du Paresseux… mais peut-être qu’on en saura plus sur lui avant la fin 🙂

    • Moi aussi 😉 et c’est quand même plus facile d’écrire quand la scène est nette, qu’on la voit bien : quand c’est flou à l’écriture c’est pire à la lecture !

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