Dehors, la grande liesse du carnaval s’est éteinte en même temps que les derniers brandons des feux de joie. La nuit gagne maintenant dans les rues désertées. Serrant dans la poche un brimborion ou un chiffon, trophées arrachés aux carcasses démantibulées des effigies de Bombance et Bonace, les saints patrons de pacotille, chacun regagne son chez-soi, alourdi d’un trop-plein de petite bière et les pattes grasses de lard grillé.
Demain commence le règne du roi-Carême, quarante jours et autant de nuits de maigre temps pour les fidèles, doublement maigre pour les saltimbanques mis au chômage forcé : finies la vielle et la flûte, finis le rire et les chants, finis les contes et les sauts de cabri. Alors, autour de la longue table de la vieille auberge, abandonnés par le chaland, les amuseurs en sursis se délassent, massent leur pieds endoloris, font craquer les doigts engourdis, remballent les clarinettes et les quilles. On compte dans le creux de la main ou, ostensiblement en faisant claquer les jaunets sur le bois de la table pour faire fi du mauvais sort, la poignée de gros sous gagnés sur les tréteaux. Les mines s’allongent ou masquent un sourire : ça n’est pas de la dringueille pour minots, mais le viatique qui garantira peut-être le hareng et le pain des quarante prochains jours, avant que faire rire soit de nouveau un métier profitable.
L’aubergiste, pour qui les mots de quadragésime, de rameaux ou de cendres se traduisent aussi par chômage, compatit avec la compagnie – ou fait mine, bon commerçant flattant sa pratique. Dernier vrai repas avant le blême Carême, chacun mange et boit son saoul. Déjà certains se rouleboulent dans leur manteau pour dormir, à même le carrelage en grès ou sur les sacs et les balluchons. Puis, pour contredire le silence qui pèse aux fenêtres, l’un des assis près de la table – il a une lourde cape de laine – commence à conter une histoire (même pour se distraire du labeur, on ne change pas de métier si facilement). Chacun écoute.
Le conte achevé, une autre voix s’élève (celle d’un gros homme à barbe carrée, qui fait profession des racontars truculents). Manière de se distraire. Manière aussi, entre gens de métier, avant la grande débandade silencieuse du Carême – Pâques les trouvera dispersés aux quatre coins des provinces – de tester ses effets, d’entendre les nouvelles histoires rapportées d’outremont ou des foires flamandes, de rafraîchir le vieux fonds des contes de village, de renouveler ses façons et ses fariboles.
On s’amuse, on se jauge, on s’instruit, on joute aussi : chacun pose une pièce sur le bois avant de prendre la parole. C’est encore Carnaval qui règne, cette nuit on paie pour raconter ! Gagnant, celui qui, à l’aube, aura le dernier mot payera le pot commun.
Un drelingue brinquebalant interrompt la fable dite par un maigriot à bonnet fourré. Tombant par la cheminée, c’est l’écho de minuit qui craque au clocher. La nuit est encore longue d’heures sombres, mais, dérangée, l’histoire peine à reprendre.
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pour l’Agenda ironique de ce mois de février, Max-Louis voulait un conte avec quatre mots : quadragésime, tringueld, gagnant et truculence. La suite arrivera à son heure, jeudi avant minuit. Les autres histoires sont chez Iotop, là.
illustration : détail de la bataille entre Carême et Carnaval, Brueghel (Kunst Historisches museum Wien).
bien dans l’esprit de Brueghel 😉
Merci ! Je ne pensais pas trop à lui en écrivant, mais il [Brueghel] s’est imposé quand j’ai cherché une image (Jacques Callot avait sa chance aussi). Et je crois qu’il pèsera sur le ton du 2e épisode.
j’ai longtemps exploré « Les Proverbes » de Brueghel l’Ancien, c’était passionnant à déchiffrer, mode d’emploi à l’appui. J’avais même fait un puzzle de 600 pièces avec…. Allons y pour Jacques Callot, je ne connais pas 🙂
Oui, on peut faire quelques saisons avec les proverbes 🙂
Callot c’est encore autre chose…moins halluciné et mystique, plus rude et plus badin à la fois (selon les sujets).
enfin je te laisse juger sur pièce !
Joli conte et Carême prenant… 🙂
Merci Dominique ; je me suis rendu compte que je n’étais pas très au fait du calendrier de Carême… (hormis les crêpes, carnaval et pâques, bien sûr !)
C’est un très joli conte, Carnets, plein d’étincelles sous l’ouate de la fatigue du soir. Merci !
Merci Frog ; on va voir si les étincelles ont de quoi faire une flambée pour tenir jusqu’au petit matin : verdict demain à minuit !
Bon jour,
Comme toujours je suis fan de votre style, diantre et puis les expressions : « L’aubergiste, … bon commerçant flattant sa pratique. » ou « …pour contredire le silence qui pèse aux fenêtres » …
J’attends cette 2ème partie … 🙂
Merci à vous
Max-Louis
Merci Max-Louis ; j’attends aussi la suite, j’espère qu’elle arrivera un peu avant qu’il soit l’heure de la publier sur le blog !
Là, tu vois… je ne sais pas si tu vois, mais là, quand même.
Bon, tu vois, hein ?
ben non, là, je ne vois pas. 😦
mais il sera question de voir dans le prochain épisode !
🙂
J’aime les couleurs et l’ambiance de cette histoire. J’attends demain, avant minuit, donc!😉
Merci Narines&Crayons 🙂
ça devrait être un peu avant minuit, mais pas trop avant.
🙂
C’est bientôt demain ?
J’avais participé au carnaval de l’école primaire il y a quelques années (j’étais paysanne dans un tableau de Brueghel ) un très bon souvenir
paysanne dans un tableau vivant ? chez Brueghel il y a des rôles plus éprouvants et des costumes moins faciles à porter !
🙂
sinon, demain, c’est aujourd’hui ! et bientôt minuit, tout à l’heure 🙂
J’aurais bien écouté le dodo
me lire ce bout d’histoire…
entendre les mots débouler…
moi, rouleboulée dans le noir…
Mais les mots ne vont plus tarder à ne plus débouler, et un grand silence va s’imposer…
à moins que ??
Voilà un mot que je n’ai jamais vu : « dringueille »…
Il n’y a que toi pour en trouver de pareils!
Bonne journée,
Mo
Oh ben merci, mais je ne connaissais pas non plus dringueille ; c’est du wallon, et je ne suis pas allé trop loin pour le trouver, juste dans les commentaires d’un billet précédent ! (faut cliquer sur le gras italique) : merci aux lecteurs !
Non mais ! Tu abuses ! J’ai cherché le mot « TRINGUELD » dans ce texte, que nenni, il est aux abonnés absents, Il fait maigre, lui aussi au point d’être invisible ? À moins…mais oui, c’est bien ça, il sera dans la suite à venir, comme toute suite qui se respecte ! 😀 J’ai dû chercher le mot DRINGUEILLE. Je ne le connaissais pas, je vais le soumettre à mes amies belges, juste pour voir ! Est-ce que tringueld est son synonyme ? Je suis obligée de cliquer sur certains noms dans ma liste « d’amis » sur wordpress, je ne reçois jamais le mail qui annoncerait sa parution ! Zut et flute, je ne sais pas comment il faut faire.
Marie Jo, en effet, j’ai préféré au tringueld son cousin wallon dringueille (que je ne connaissais pas plus, mais que les lecteurs belges m’ont proposé dans un autre billet) ! Le Tringueld n’est pas non plus dans l’épisode d’aujourd’hui ; il va devoir attendre le dernier épisode 🙂
Tu as l’art de faire sonner les mots entre eux…c’est assez exceptionnel
« Un drelingue brinquebalant interrompt la fable dite par un maigriot à bonnet fourré.
La musicalité de cette phrase !
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Merci Célestine ; ce qui est drôle, c’est que le bringuebalant est venu en écho déformé qu tringueld… du coup, le drelingue s’imposait 🙂