Le conte du dernier mot (resuite)

Quel est ce diable de conteur ? Si la tablée subjuguée suit ses histoires sans même penser à se poser la question, certains sont plus circonspects : Barbe-Carrée, lui, croit se rappeler l’avoir aperçu l’an passé aux foires de Champagne ; peut-être en mai à la foire chaude de Provins ? Ou avant, à la dernière mi-Carême sur les quais de la rivière d’Aube, dans le bon bourg de Bar ? Oui, ça doit être cela : les italiens de Sienne qui y viennent attirent avec eux toutes sortes d’acrobates et de comédiens de l’arte d’outre mont, parfois même des hérétiques des Échelles du Levant. Cela expliquerait le silence prudent de l’étranger. D’autres curieux, plus pratiques, cherchent le truc du tour, le fil qui permet au bonhomme d’animer d’illusion les choses inertes, la cache de la lanterne secrète qui projette sans doute les jeux d’ombre et de lumière qui leur donne cette impression de mouvement, cette façon de vie.

Pas de méfiance malsaine dans ces regards aiguisés, mais une honnête curiosité de métier mêlée à la fierté de ne pas être dupe du confrère. Et trouver l’astuce cachée c’est aussi le moyen d’améliorer ses propres jeux et ses attrapes, et enfin d’avoir un nouveau tour à secret dans son sac pour l’année qui vient. Ainsi, le maigriot à bonnet fourré soupçonne le manège d’une troupe et cherche les compères disséminés autour de la table qui tireraient les ficelles en douce tandis que le bonhomme attire l’attention avec la danse d’oiseau de ses longues mains. Il dévisage tour à tour l’assemblée, s’arrête sur un gros homme à tête de reitre ou de moine en rupture de froc, puis sur une femme engoncée dans une lourde pelisse. En vain. Le bonnet fourré soupire et renonce : on peut suspecter tout le monde à ce jeu. Lui-même ne vient-il pas d’être fixé longuement depuis l’autre côté de la table ?

Si seulement il les remarque, l’étranger ne s’offusque pas de ces regards coulés. En revanche, la nudité de la table paraît le gêner : quelque grand soit son art, il n’a pour l’exercer qu’une planche grasse ou trois miettes de pain, quatre coques de noix, un bout de liège rougi de cire et une chandelle qui bat au vent. Peut-être est-il aussi sensible aux gargouillis des estomacs mal rassasiés de l’assemblée ?

Alors, sans s’interrompre, il cherche du regard l’aubergiste. Celui-ci, tout à l’heure bougon de voir la soirée s’arrêter trop tôt, ronchonne maintenant dans son tablier à l’idée de la voir s’éterniser. C’est que demain, il escompte la visite du père abbé qui selon la coutume établie offre le premier repas de Carême aux chanoines du chapitre. Voilà une sérieuse clientèle, de meilleur aloi que la tribu des saute-tréteaux. Tiré de sa songerie, il soutient l’œil vert qui le fixe. Quoi ? Apporter d’autres provisions ? Voire, il est bien tard, le fourneau est éteint. À la rigueur, quelques écuelles de gruau et peut-être un ou deux pichets de petite bière, si cela peut hâter la sortie de la maigre troupe…

Mais l’étranger veux plus et mieux. Sans cesser le récit silencieux des démêlés d’un chevalier hispanique avec une troupe de moulins gesticulants, du regard il attire l’œil de l’aubergiste sur la pile de pièces brillantes qui se hausse à chaque histoire. Le tavernier sursaute : il ne s’agit plus de petit sous de cuivre ou de métal blanc ! Il reconnait l’étoile des lourds estrelingues d’outre-manche, la couronne des ducats bourguignons, et, à leur brillant et à leur poids, les gros de Nesles, les six-blanc parisis, et même les schellins du Rhin ! Un tringueld de minot, ça ? Non, c’est une rançon de roi qui s’empile sur sa table.

Bien fol s’il en laisse sa part ! Si les saltimbanques aveuglés par les images mouvantes ne voient pas plus loin que leur nez, tant pis pour eux ! À sa façon, il aura le dernier mot !

 

à suivre (encore  !)

& ça commençait là.

 

***

Pour l’Agenda ironique de ce mois de février, fallait un conte avec quatre mots : quadragésime, tringueld, gagnant et truculence. Les autres histoires sont chez Iotop, là. Et une morale, que je laisse à la sagesse de chacun.

illustration : l’Avarice (détail), Brueghel, the Met, Rogers Fund, 1918

24 commentaires

    • Mais dans cette auberge, c’est celui qui conte qui met les sous !
      comme dit dans le premier épisode : « C’est encore Carnaval qui règne, cette nuit on paie pour raconter ! »
      almanito,une histoire 🙂

  1. Bon jour,
    On est au cœur même de l’intrigue, car c’est écrit presque comme un thriller, un policier, ou je pense tout à coup au poker menteur … qui ramassera toute la mise ? Et comme Almanito, je mets quelques monnaies de la .. Heol sur la table … pour voir, diantre 🙂
    Max-Louis

  2. C’est pas vrai ! Je me suis encore fait avoir ! 😦
    Je croyais que le conte était achevé, que je pouvais lire sans attendre, me laisser aller à écouter la musique des mots. Parce qu’il s’agit bien de ça. Comme un conteur qui sait tenir son auditoire, c’est un récit qui se lit à voix haute.
    Dis, il lui reste combien de pièces dans son escarcelle à ton conteur ?

    • C’est que je croyais aussi que le conte serait terminé ce dimanche, et puis il y a eu des petits trucs qui se sont intercalés, des détails à préciser, et ça a fait des paragraphes en plus… mais je suis en mesure de dire qu’on approche de la dernière pièce… ça devrait être fini mercredi, pour de bon !
      Et tu as raison, c’est un conte sur le conte, alors c’est un peu écrit comme si c’était dit !

  3. Encore quelques belles pépites d’assonances ou d’allitérations

    « Ainsi, le maigriot à bonnet fourré soupçonne le manège »
    « s’arrête sur un gros homme à tête de reitre ou de moine en rupture de froc »

    Je me régale de tes trouvailles…
    ¸¸.•*¨*• ☆

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