Le bateau-mouche

Il faut me faire une raison, je ne descendrais jamais de fleuve impassible. Pourtant, ce que j’ai pu en rêver : alors, à moi les cieux crevant en éclairs ; les mois pleins de houle à l’assaut des récifs, forçant le mufle aux océans poussifs ! Je veux pas me vanter, mais j’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques, illuminant de longs figements violets – au passage, une couleur qui ne me va pas du tout.

Bon. Autant l’avouer, dix mois par an, je circumnavigue au fond du placard de l’entrée. Mon port d’attache ? Deuxième étagère gauche. Faut reconnaître que jamais les peaux rouges criards rangés dans leur boite, deux planches plus bas, ne m’ont pris pour cible ou cloué nu au poteau de couleur. Plutôt corrects, les gars.

*

Et puis, un matin, cette longue nuit verte aux neiges éblouies se termine. Voilà les vacances d’été. Alors, le môme m’arrache à ma planche de salut et m’entraine en courant à cloche-pied vers le bassin en ciment du jardin, où il plonge ma coque bleue : splatch !
Là, un jour sur deux – l’autre est consacré aux devoirs de vacances du petit, madame Rimbaud est stricte là dessus : cet été, gare à lui s’il n’apprend pas au moins à colorier ses voyelles -, je fais des ronds dans l’eau ; ça n’est pas de tout repos : tantôt Arthur s’amuse à me charger d’un fret de rogatons de pizza quatre fromages à destination des carpes du bassin ; j’empeste le gorgonzola et le cheddar pour trois jours au moins… Tantôt, il me lance en l’air, dans l’éther sans oiseau ; d’autres fois, une cataracte tombe d’un seau en plastique, et je poséidonne, je titanique, docile aux quatre volontés du môme.

 *

Qui me délivrera, martyr lassé des pôles et des zones, de la tyrannie de ce sale gamin ? Ah, si je désire encore une eau, c’est la Flache, ce petit ruisseau qui, au fond du jardin, paresse entre les nénuphars verts et le frais cresson bleu, ses bras d’eaux entremêlés accélérant soudain entre les ilots peuplés de canetons, et entraîne les brassées de pétales jaunes et bleues, vestiges du parterre floral que chaque matin la petite voisine s’ingénie à dévaster. Comme il doit faire bon y naviguer. Mais c’est défendu depuis que mon nigaud de tire-ficelle a manqué y noyer son tricycle.

Alors, entre deux naufrages, la carcasse ivre d’eau, je plonge dans mes souvenirs d’avant, quand j’étais un fringant bateau-mouche : hélas, que sont devenus ma cheminée rouge, mon pont promenade, mon gouvernail en plastique, mes petits fanions fantaisies ? Oh, que ma quille éclate ! Oh, que j’aille à la mer !

Je ne puis plus, baigné par ce petit sans soin,
Enlever leur sillage aux canards lamentables,
Ni traverser l’orgueil des hauts fonds et des sables,
Ni nager sous les yeux horribles du marsouin.
* * *

écrit pour Prends ta pelle et ton seau, l’épisode de juillet de l’agenda ironique et ressorti du placard -2e étagère gauche – pour les objets objectifs chez Narinesdecrayons.

Une patte dans l’encrier m’avait collé un lot de contraintes supplémentaires : le héros devait être « un objet bleu ou rouge mais surtout pas violet, mouche dans une vie antérieure et stocké sur la 2ème étagère gauche du placard de l’entrée ; qui sert seulement l’été, la nuit, les jours impairs (+ ceux qui diphtonguent). Avec forcément une personne à cloche-pied, une pizza 4 fromage dont du cheddar, l’obligation de faire une description précise d’un cours d’eau fluet mais conséquent charriant des fleurs arrachées le matin par une gamine -des fleurs jaunes et des bleues aussi – et doit se finir par un quatrain en alexandrins avec une rime en ouin et une autre en able… Le texte doit être scindé en 3 parts égales diamétralement opposées ou pas mais circulaires si possibles… Ou alors triangulaires… »
Et j’ai pillé le Bateau ivre d’Arthur Rimbaud.

 

37 commentaires

  1. Ben dis donc…. Tu parles de contraintes !
    Et tu en fais un texte très intéressant. Bravo.

  2. Ma qué, ma qué, qu’est cette histoire de contrainte, je n’ai rien lu de tel dans le réglement ?
    ps, si tu fais un sondage, je préfère l’autre !
    Bises

    • Celui-ci est peut-être un peu confus, avec le mélange Rimbaud/Carnets… J’ai hésité à le garder sous le coude quelques jours, pour l’élaguer.
      Les contraintes supplémentaires sont dans les commentaires du blog d’1pattedansl’encrier
      🙂

  3. cher canard,
    j’eus le sourire fendu jusqu’aux oreilles presque du début à la fin… et ces bouts du bateau ivre me furent caresse… car comme toujours chez vous, les mots dansent… comme sur une belle eau à la fois tranquille et enjouée…

      • le plus drôle, c’est que je crois que je ne voulais même pas écrire « canard » mais plutôt carnets… et que dans mon élan, c’est sorti tout seul… l’avatar aidant sans doute… va savoir… ce que fait parfois le cerveau, j’veux dire… ou l’absence de… bon, ça suffit… j’suis fatiguée, j’crois, la nuit m’appelle – 🙂 alors bonne nuit carnets… euh… canard… euh non dronte… (qui sont aussi appelés « dodo », joli non?)
        euh bref… toi, là-bas… qui écrit, quelque part, du coeur de la nuit…

        • Depuis le temps que je me demande quel est cet animal étrange, qui ressemble à un canard vu de loin, mais n’a pas de palmes et détient un bec crochu, merci Caroline et merci carnet, me voilà fixée.

        • Disons que j’ai une certaine sympathie pour un oiseau qui ne vole pas, qui vit hors du monde et qui apprend difficilement de l’expérience (même quand l’expérience prend la forme de marins hollandais brandissant des bâtons).
          Le dodo m’a donc paru un bon totem au moment de choisir un avatar 🙂

    • Merci Valentyne !
      Le piratage du bateau ivre est arrivé en cours de route, en grande partie à cause de la contrainte finale du quatrain en alexandrins (c’est donc de la faute de Patte 🙂

  4. Bigre. Va falloir tenter d’approcher la molécule infinitésimale de la substantifique moelle de cet écrit princier, que dis-je royal, digne du mot Littérature avec un grand L. Ben, c’est pas gagné pour nous et pour le Dodo, c’est déjà le vote acquis d’une fan époustouflée, épastrouillée, émerveillée. Rimbaud a rencontré son capitaine Achab et ça fait des étincelles ! Hardis moussaillons, souquez ferme, ça va suer dans les ports !

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