Lettre à mon Maître

Mes frères m’ont demandé de vous écrire, au prétexte que vivre sous votre toit me faciliterait le chemin de vôtre entendement. Je le fais par solidarité avec eux, mais bien certain que c’est inutile : vous, écouter quelqu’un ? Vous êtes trop occupé à faire l’édification du monde.
Enfin, surtout du grand monde. Car c’est bien mignon d’écrire « selon que vous serez puissants ou misérables », mais combien de puissants avez-vous osé morigéner ? Avec vos dédicaces, épitres et courbettes ? Quelle fable ! La morale est pour les autres. Certes, vous avez aussi écrit « il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde » ; tout est dans le « autant qu’on peut », vieil hypocrite ! Il faudrait chercher loin dans vos grimoires pour trouver un peu d’amour qui ne soit pas grivois, une leçon de tolérance, de la tendresse.
Tant qu’à fabuler, pourquoi ne pas nous faire rêver d’un monde où on ne jugerait pas les êtres à la couleur de leur poil, de leur plume ou de leur peau mais à la nature de leurs caractères ?

C’est égal. Revenons à nos moutons. Avouez que si vous nous convoquez souvent, vous ne nous aimez guère : vous nous peignez faux, paresseux, gloutons, voraces, sots et inconséquents. Et vous êtes peu aimable ; quelle mouche vous pique d’appeler l’abeille « mouche à miel » ? Que savez vous de la fourmi, pour la traiter de « pas prêteuse » ? Savez-vous que l’agneau n’ose plus rêver d’herbage ? Que le lièvre en son gite ne songe plus, tant il cauchemarde que la tortue le plante là ? Que le renard est hagard quand on lui parle de raisin ? Que la cigale ne voit plus la fourmi ? Que rat des villes et rat des champs ne se parlent plus ? Belle moralité, qui sème l’incompréhension et transforme des amis en étrangers prêts à se combattre ! Quant au dauphin que vous êtes censé éduquer, vous lui apprenez à noyer un singe pour, peut-être, trouver un homme à sauver…Lâcher la proie pour l’ombre, c’est une belle leçon de secourisme !

Et ça vous dérange pas d’écrire des absurdités ? C’est vraisemblable, le renard et le corbeau qui mangent du fromage ? L’âne qui se colle une peau de lion sur le dos ? Certes, vous n’êtes pas Buffon, pauvre bouffon, mais l’éloignement ne peut expliquer ces sottises, votre charge de maître des eaux-et-forêts devrait vous avoir instruit : nous sommes des bêtes, à plume, à poil ou à écaille. Loin d’être un handicap, cette mosaïque fait la richesse de dame Nature. Et nos différences ne masquent pas cette évidence, qu’il y a plus de similitude entre nous qu’il n’y parait (attendez de lire Monsieur Darwin) ; la peau que vous masquez avec pudibonderie ne recouvre rien de bien différent des horrifiantes carcasses que vos chasseurs et vos cuisinières se plaisent à dépecer.

Moi-même, savez-vous bien comment je suis fait ? Vous qui croquez le lion et peignez l’escarbot, sauriez-vous seulement dire un mot sur moi, votre compagnon de tous les instants, qui vous entend pérorer ou ronfler tour à tour ? Suis-je chien au cou rongé par le collier ? Chat tout juste bon à traquer les souris qui dévastent vos greniers ? Chatte que vous rêveriez transformée en femme ? Bah, vous ne vous en apercevriez même pas, toujours le nez dans votre vieil Esope.

Soyons justes, vous nous avez donné la parole. Soit. En toute chose il faut considérer la fin : c’est pour mieux parler à notre place et nous faire hâbleurs et menteurs. Hé bien nous la prenons, cette parole, pour vous dire ceci : réformez les hommes à votre convenance, moquez-vous des abbés, des matamores, des nourrices, du Pape si vous l’osez, mais oubliez-nous !

Nous, bêtes des champs, des bois, des étangs et des rivières, des campagnes et des villes, nous exigeons le droit à l’indifférence. Songez enfin qu’un bienfait n’est jamais perdu et que nous avons le nombre (en d’autres temps nous serions les 99%), que nous avons des crocs, des cornes, des griffes, que nous avons patience et longueur de temps ainsi que force et rage à foison. Songez-y bien, monsieur de La Fontaine, avant de fabuler sur nous plus avant.

Animalement vôtre

 

 

* * *

Lettre écrite pour les Plumes -30- d’Asphodèle. Sur le thème de la différence, les mots proposés étaient tendresse, peau, solidarité, incompréhension, mosaïque, regard, amour, handicap, souffrir, tolérance, dispute, similitude, solitude, séparation, complémentaire (on pouvait rayer un mot), richesse, éloignement, étranger, égal, déranger et combattre ; à quoi s’ajoutaient trois mots en H : hagard, herbage et horrifiant.

J’ai panaché avec la prosopopée d’un animal de compagnie, thème de la semaine des impromptus littéraires.

28 commentaires

  1. Hé bien, fouchtra! Le drôle est ainsi prévenu, et je gage qu’on ne l’y reprendra plus, à vouloir se faire le ventriloque de plus sage que lui. Déjà Rousseau trouvait qu’il ne connaissait rien à la morale (voir: L’Emile), et Louis Pergaud qu’il ne connaissait rien aux bêtes (voir: La Fontaine et la psychologie animale; dans: La vie des bêtes). Voici maintenant que les bêtes s’y mettent aussi. Juste un détail pour faire mon pédant: Je ne crois pas qu’en ces temps le lièvre pouvait cauchemarder que la tortue le double, mais plutôt qu’elle le passe de vitesse, ou quelque chose d’approchant. Dans le Littré qui est plus tardif, doubler n’a pas encore ce sens qui nous est devenu familier avec l’invention de l’automobile. Mais allons à l’essentiel: félicitations pour cette contre-fable. Pierre Perret aussi prend la défense de la gent animale, dont il résume la pensée collective dans le refrain d’une de ses chansons : « On est peut-être bêtes, mais on est pas c… ».

    • hé bien fouchtri ! voilà une lecture précise et bien garnie en note de lecture 😉 du coup, le lièvre a changé d’angoisse, pour ne pas ajouter l’anachronisme à l’obsession.

  2. Bien envoyé ! Non mais c’est quoi ces manières de répandre n’importe quelle rumeur ! Euh ceci dit aurais-tu par hasard eu un problème (voire peut-être même une mauvaise note) avec la récitation de l’un de ces fables ?

  3. En lisant le texte, je pensais en effet à la prosopopée d’un animal de compagnie. Très amusant et très vrai, en même temps. Ton enjoué pour cette critique de La Fontaine, fabuliste si apprécié.

  4. Merci Jacou.
    je précise que je n’ai vraiment rien contre La Fontaine, mais avec la coïncidence de la prosopopée et du thème de la différence, l’occasion était trop belle de laisser la parole à « ses » animaux 🙂

  5. Félicitations pour cette belle lettre acide et fort bien troussée même si évidemment c’est bien les hommes que La Fontaine brocarde. Mais cette revanche animale a beaucoup de charme et d’allure. J’aime.

  6. Bonjour cher Paresseux,
    avec un avocat comme toi, nos amis sont bien défendus 😉
    mon passage préféré : « Que savez vous de la fourmi, pour la traiter de « pas prêteuse » ? Savez-vous que l’agneau n’ose plus rêver d’herbage ? Que le lièvre en son gite ne songe plus, tant il cauchemarde que la tortue le plante là »

    La fontaine est une de mes idoles (si, si ) j’en parle ici : http://l-echo-des-ecuries.over-blog.com/article-tout-ce-que-vous-avez-toujours-voulu-savoir-sur-90822299.html
    (c’est un peu long pour un billet de blog mais bon….)

  7. Excellent ! Je vois que cette semaine nous sommes quelques-uns à avoir choisi la forme épistolaire et ma foi j’aime beaucoup ! Cette satire de notre cher fabuliste est savoureuse et érudite, il faut quand même bien les connaître les fables pour nous torcher un texte pareil Monsieur le Paresseux !!! Ton humour n’a d’égal que ta finesse et tu croques les traits de nos z’animaux avec une aisance digne d’un maître ! Bravo !

    • Merci Asphodèle !

      Oui, c’est curieux de voir ce retour du genre épistolaire…d’autant que tudinescesoir (http://tudinescesoir.wordpress.com) le pratique aussi…
      Bien connaitre La Fontaine ? je pense que, école oblige, tout le monde le connait peu ou prou ; c’est même l’avantage de « jouer » avec un auteur de cette notoriété : chaque lecteur a les clefs de son univers (c’est pareil pour les contes) et c’est autant de facilité pour écrire ;
      Personnellement, je « refréquente » La Fontaine depuis l’hiver dernier, en jouant à retourner ses fables (https://carnetsparesseux.wordpress.com/tag/la-fontaine/)

      Hum, quand tu écris « Ton humour n’a d’égal que ta finesse et tu croques les traits de nos z’animaux avec une aisance digne d’un maître ! Bravo ! » …tu veux dire genre « le Phoenix des hôtes de ce blog » ou m’avertir que « tout flatteur vit au dépens…. » ? en tout cas, ça marche, je ne sens plus de joie, j’ouvre un large bec et laisse tomber mon clavier….:^)

  8. En cas de besoin, un refuge est accessible à tous poilus ou non à Convoitise. 😀 Très beau texte, qui doit faire se retourner ce monsieur de La Fontaine dans sa tombe. 😆

  9. Ton texte arrive juste à propos alors que la loi « Les animaux ne sont plus des «meubles» » vient d’être votée hihi!!! Bravo pour la richesse de ton texte.
    Bises amicales.
    Domi.

  10. Bravo pour ce retour de « la ferme des animaux »,
    c’est aussi le cauchemar que pourrait faire un prof de français après avoir corrigé ses copies

    • Merci PatchCath

      je n’avais pas pensé à la ferme des animaux…Orwell, ça fait une sacrée référence !
      Quant au cauchemar du prof de français, je l’imagine bien recevant une lettre de ses élèves lui expliquant qu’ils ont été bien gentils de jouer le jeu toute l’année en faisant semblant de lire les vieux livres du programme, et qu’en échange il serait correct de leur mettre au moins la moyenne !
      🙂

  11. Dans mon jardin extraordinaire qui est tantôt forêt étrange ou bois exotique, je peux , à loisir, observer ces animaux grands ou petits, c’est selon, l’appareil photo en poche, ou rien dans les poches, on s’en fout ! j’observe et c’est tout et c’est bien, et ça fait du bien. En ce moment ce sont les chenilles du machaon, elles m’intriguent et me turlupinent, c’est pour dire, et j’en la chance d’avoir du temps pour voir leur évolution, c’est magnifique , merci pour ce texte

    • Merci Janickmm
      oui, un jardin c’est un monde extraordinaire ; (il y a une très belle nouvelle de Buzzati sur ce thème… son titre? je ne m’en souviens plus !)

  12. Un texte qui sort du sentir battu (et rebattu) sur les fables, et la manière « béate » de les enseigner, les recommander (etc, etc…).
    Dans ma belle Académie, il existe même un stage sur « enseigner la morale des fables autrement ».

  13. Tiens, revoilà l’escarbot ! J’ai fait sa connaissance tout à l’heure chez Valentyne. Le revoici mis à l’honneur ! Décidément, comme un bienfait, une bonne heure de lecture n’est jamais perdue. Et pour conclure : plusieurs coups de bâtons à Jeannot de La Fuente !

  14. J’applaudis à deux mains ce verbiage qui a dû remonter le moral à ce pauvre corbeau affublé d’un camenbert puant comme il se doit à un bon camembert. Oh cette odeur dans le frigo quelquefois ! Et Jean qui se fait tirer les oreilles et s’en moque ! Mais non, comme tu le disais à Jeannot de la Fuente, revenons à nos moutons. Mais je ne me souviens plus de ce que je voulais dire….😀 c’est mardi et je suis exténuée. 😀 j’ai de belles excuses ! Dommage que Fountain’John n’ait pu lire ta diatribe. 😄 il y a plein de fautes tant pis. Biz

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