« Va-et-Vient » numéro 8 : « Un parfum de sapin », par Dominique Autrou

Pour l’édition de ce Va-et-vient N°8, jeu littéraire qui parait tous les premiers vendredis du mois (la règle du jeu ? un titre imposé, et des invitations réciproques. Ce mois ci, je reçois Dominique Autrou, tandis que ma proposition se trouve sur son blog La distance au personnageMarlen Sauvage et Dominique Hasselmann s’invitent réciproquement, dans Les ateliers du déluge et sur Métronomiques. De même, Brigitte Célérier accueille Amélie Gressier, dans son blog, Paumée. Celle-ci héberge son texte sur son blog, Plume dans la main. Enfin, les protagonistes état en nombre impair, Marie-Christine Grimard publie son propre texte sur Promenades en ailleurs.

Le prochain Va-et-vient (numéro 9) est prévu le vendredi 5 janvier, le thème choisi est : « l’impossible solution ». Toutes les participations sont les bienvenues.

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Un parfum de sapin

Il est à craindre que ce qui va suivre, le récit médiocre d’un souvenir ancien, sa relation approximative, s’évapore dans les limbes du lieu commun et de la banalité. On en jugera comme on veut, mais comment appréhender autrement que sous le prisme du fait divers le concours de circonstances qui a pris naissance en gare de Limoges, l’avant-dernier été. J’étais parti pour quelques jours à la rencontre d’une amie que je n’avais pas vue depuis longtemps et que j’avais retrouvée avec bonheur au hasard d’un réseau social. Après quelques échanges téléphoniques animés, touchants mais insuffisants, elle m’avait invité chez elle à Cieux, dans les monts de Blond.

À la descente du train, avec ma valise en plastique orange achetée pour l’occasion au Lidl où d’habitude je fais mes courses, je m’étais aperçu qu’une des roulettes était déjà défaillante, ce qui provoquait au sol un déraillement de l’ensemble, m’obligeant à la tenir par la poignée comme une valise ordinaire, dans un mouvement peu diplomatique. Cela m’avait mis de mauvaise humeur, il faisait un temps caniculaire et j’allais sûrement arriver en sueur à notre rendez-vous sur le parking derrière le bien nommé Champ-de-Juillet. Plein soleil, plein sud sous le campanile à l’ombre abolie, pas grand monde dans la place à midi et demi. J’aurais bien le temps, au retour, de m’attarder sur les vitraux et les magnifiques cariatides. Le chapeau de paille dont je m’étais encombré provoquait sous mon crâne et sur mon cuir chevelu l’effet inverse de ce qu’il était censé combattre. Pour couper court j’ai traversé géométriquement la place nue chauffée à blanc où quelques taxis laissaient tourner le diesel pour profiter de la clim. J’ai d’abord entendu, puis vu l’un d’eux sortir de sa bagnole, sans doute pour m’apostropher ; j’allais pour l’éviter, et là :

« Dis donc, on peut pas dire que t’as changé, mais qu’est-ce que tu fous là ?

Je me suis arrêté, c’était un type qui avait dépassé depuis longtemps l’âge légal, sans doute un artisan, plus petit que moi et au moins cent kilos, cheveux rasés et favoris blancs, rien d’apparent qui me rappelât qui que ce soit, et avec ça des yeux furieux.

‒ Je vous demande pardon ?

« Tu me reconnais, pas vrai ? »

‒ Non, désolé. Je devrais ?

« T’es bien le fils Machin ? Chareil-Cintrat, ça te parle ? »

Et merde. Et son tatouage sur l’avant-bras.

Tu parles si ça me « parlait », Chareil-Cintrat. J’ai accéléré le pas, ne voyant pas d’autre issue.

Le type m’a suivi à l’invective. J’ai marché très vite, plus vite que lui. Il était retourné vers sa voiture comme pour y prendre quelque chose et ça m’a foutu la trouille. Son ventre, à l’évidence, l’encombrait, ainsi qu’une jambe diminuée m’a-t-il semblé. Il boitait. J’aime bien les romans policiers, mais au cinéma seulement. Et encore, certains livres de Laurent Mauvignier font trembler sans bouger de sa chaise.

Alice m’attendait à l’ombre sous un arbre. Elle fumait une blonde, adossée à la portière de sa voiture. Une chance qu’elle ne soit pas venue à ma rencontre dans la gare. Ou peut-être qu’alors le type n’aurait pas fait attention à nous ? Sur le coup elle n’a pas tout compris, je me suis précipité vers la place du mort. Une impolitesse dont je ne me serais jamais cru capable.

‒ Démarre, démarre. Vite, vite, je te raconterai.

Je n’avais même pas remarqué sa jolie robe à fleurs et ses sandales à rubans (à moins que ce ne fût l’inverse). En fait, je regardais surtout dans le rétroviseur.

Lucien Prugnier (ou Prunier) était bien plus qu’un chauffeur de poids lourd. Certes, sa principale activité consistait à charger des grumes depuis la forêt de Tronçais, dans l’Allier, et jusque dans le Morvan, pour les acheminer ensuite vers les scieries des alentours de Clermont, mais il était aussi paysan, et surtout menuisier. Dans une remise, près de la maison de Chareil-Cintrat, se trouvait son atelier. Il y fabriquait toute sorte de meubles d’une incroyable délicatesse. Ceci ajouté à la licence II affichée au-dessus de la porte d’entrée et dans la salle principale, avec une immense table qui faisait aussi salle à manger les dimanches, devait procurer des revenus confortables. J’ai oublié le nom de sa femme, qui tenait le bar (Lucette ? Gisèle ?), une petite bonne femme vive et souriante cassée en deux par la scoliose qui lavait les verres des clients à même l’évier de la cuisine. Je me souviens que contre toute apparence, pensais-je, ils étaient communistes.

Lucien Prunier (ou Prugnier) était un colosse aux mains faramineuses et aux yeux rapprochés. Il avait été un camarade de captivité de mon père, et à notre première rencontre, quelques années plus tard, je devais avoir quatre ans. Curieusement, c’est de cette époque que m’arrivent par bribes les souvenirs les plus neufs. Dans les conversations, pas un mot sur la guerre, rien à propos de l’Allemagne. Les Prugnier (ou Prunier) avaient une fille unique, guère plus âgée que moi, qui se prénommait Maryse. Maryse, à Chareil-Cintrat, près de Saint-Pourçain-sur-Sioule, sur la route de Chantelle. Ce sont des noms comme ça, accompagnant de leur sonorité chantante les mouvements de terrain, les atmosphères et des détails d’architecture imperceptiblement différents, presque d’un canton sur l’autre, qui font aimer pour toujours la géographie d’un pays. Et puis de l’autre côté de la route (il fallait monter trois marches pour accéder à la cuisine, peut-être un témoin du temps où l’enrobé n’existait pas), la lisière du champ de blé, les coquelicots, le soleil couchant, un enchantement, en effet.

Au fil du temps je suis revenu plusieurs fois par an à Chareil, j’y faisais étape lorsque j’étais en déplacement. Avec Maryse nous étions restés très proches. Elle a fini par épouser quelqu’un du coin, un type étrange qui noyait son vin dans l’eau de Vichy. Un dur à cuire. Le gars importait des garnitures de freins à disque pour poids lourd, dont il assurait ensuite la distribution au-delà de la région. Il utilisait pour ce faire comme voiture de société une 204 break avec des suspensions arrière à ressort à lames, comme celles des wagons de marchandise. Avec ça il était très souvent sur la route. J’ai appris par la suite qu’une nuit, alors qu’il montait une cargaison sur Paris, il avait ressenti une forte douleur dans la poitrine. Mais pas question pour lui de s’arrêter. Il avait roulé jusqu’au bout et était rentré dans la foulée à Moulins, sans s’arrêter pour dormir, le lendemain matin. À l’hôpital où il s’était rendu sur l’insistance de sa femme on avait diagnostiqué un infarctus. Le type avait fait l’aller-retour Moulins-Pantin avec un infarctus. En tout cas c’est le mot que j’ai retenu, peut-être était-ce un abus de langage. Il en avait conservé une invalidité motrice qui ne l’empêchait pas d’aller voir ailleurs. C’est pourquoi il ajoutait de l’eau de Vichy dans son vin, conseil avisé d’un médecin désavineur. Mais lorsqu’il avait abusé de ce mélange, ce qui était fréquent, son regard prenait un faux air de Jack Nicholson en colère, par conséquent j’évitais généralement de le contredire. De toute façon avec lui toujours je m’abstenais, les rares fois où nous étions en présence, d’engager le dialogue au-delà des civilités, si l’on peut appeler ça comme ça. Je le soupçonnais de fréquenter des groupuscules d’extrême-droite, il en avait le vocabulaire, sa conversation ne sentait pas bon, et lui non plus.

Je suis obligé de faire court, ne pas me perdre dans des détails qui sortiraient du cadre de cette chronique. J’y reviendrai une autre fois, mais pour le moment je reste concentré, et précis. Précis autant que possible, car j’ai perdu le souvenir de bien des évènements, et surtout celui de la plupart des personnages périphériques, ce qui vaut peut-être mieux.

Maryse était souvent sortie chez des amis ou des connaissances, à Moulins, à Montluçon, à Clermont. Il m’arrivait de l’accompagner. Elle avait, de son propre aveu, du mal à rester en place. Le restant de l’année nous communiquions par carte postale écrite en langage codé, vieille habitude. Elle vivait dans un décor épouvantable, une maison héritée de ses beaux-parents, rectangle de béton surélevé avec colonnes et péristyle en faux marbre blanc dans un terrain en retrait de la RN 9, commune du Mayet-d’École. Une haute palissade en PVC isolait la piscine du voisinage. Seule la présence sensuelle de Maryse, souvent au naturel dans la chaleur de l’été, parvenait à faire oublier cette horreur mégalomaniaque. Dans un petit bureau secrétaire elle conservait une quantité de photos remontant pour certaines à la fin des années 50. Probablement y avait-elle aussi disposé des courriers, des dessins et des cartes postales. Son mec n’a jamais eu la drôle d’idée de rentrer à l’improviste, ce qui avait presque fini par me le rendre sympathique.

Et puis elle a eu un enfant, un garçon. De mon côté la situation s’est diversifiée, j’ai fait quelques métiers pas toujours très nets en banlieue avant de trouver une occupation continue, le confort d’un arrondissement parisien, une vie ordinaire et des sorties conventionnelles. Des vêtements neufs et une maison de campagne (je simplifie, et en même temps j’exagère). Bref, on s’est perdus de vue.

J’essayais de résumer ça pour Alice, amusée. Elle savait que je consultais souvent Street View pour ne pas me défaire du temps qui passe. Pas du tout, comme le font certains sur la toile, dans une démarche où le hasard le dispute à la poésie, on en connaissait tous les deux quelques exemples particulièrement talentueux ; chez moi c’est beaucoup plus prosaïque et attendu ; dans un lieu connu, déterminé, ce n’est que la recherche patiente d’un détail, d’une ombre, d’un reflet, qui réussira peut-être à faire surgir un fantôme. La maison du Mayet-d’École est invisible, cachée par une haie de troènes, depuis Street View, tout juste en aperçoit-on les ridicules chiens assis sur la toiture. En revanche, toujours avec le même outil, sur le mur de l’atelier de la maison de Chareil, on a longtemps pu distinguer le miroir fêlé d’un rétroviseur récupéré fixé au-dessus de l’évier extérieur et dans lequel le père d’Alice, Lucien, faisait ses ablutions matinales. C’était un exemple, parmi tant d’autres possibles, de ces détails attendrissants, comme des témoins de fer blanc ou de tessons de bouteille. Et puis une mise à jour du logiciel a fait disparaître le miroir, on ne voit plus désormais que le reflet du malaise contemporain, autrement dit une image de soi-même. Seul le chien Tino a survécu, ce qui n’est pas rien. Madame Prugnier (ou Prunier) doit venir parfois lui remplir sa gamelle.

Alice était tout de même inquiète. C’était déjà le soir, on regardait le coucher de soleil sur des chaises longues au fond du jardin. Il était bon de se revoir dans un si bel endroit, ça changeait deWhatsApp. Une activité insaisissable créait des vaguelettes qui venaient mourir sur nos orteils au bord de l’étang. L’étang de Cieux… Divine était la douceur de l’air. J’ai cru pourtant deviner sur le visage d’Alice un sourire ironique laissant penser qu’elle était persuadée que je venais d’imaginer cette histoire. Mais non, grands dieux, pourquoi aller inventer un truc pareil, tu me prends pour un mytho ? Mais avant même que je réponde à une question qu’elle ne m’avait pas posée :

« Dis donc, ton histoire, ça sent le sapin, non ? Pour un peu il va nous retrouver ton bonhomme. Les taxis ça connaît tout. Enfin, franchement, quel curieux hasard. On n’est pas du tout dans la même région. Oublie-moi tout ça, on a mieux à faire. »

Je n’ai aucun sens de la répartie, même dans les situations les plus favorables. Et pourtant elle avait vu juste, bien sûr qu’il m’avait suivi. Lui, mais aussi Maryse, et tous les autres, à tous les âges de leurs vies, et pour toujours. Et elle-même, Alice, finirait par les rejoindre, un jour ou l’autre.

Ensuite, rien. Que d’être là, devant.

Texte et illustration : Dominique Autrou

 

15 commentaires

  1. Drôle d’endroit pour une rencontre… Mais le menuisier a de la gueule (la forêt de Tronçais porte bien son nom) et l’idylle non virtuelle peut laisser entrevoir d’autres horizons !
    Belle surprise que l’illustration personnelle finale : on la grave en mémoire. 🙂

  2. une histoire qui chemine en sinuant dans le temps et les lieux, en passant par Limoges, le Cantal et Cieux ! que demander de plus, sinon encore plus de pages à lire ?
    Merci Dominique

  3. Belle illustration pour un texte prenant comme je les aime, avec des lieux aux sonorités familières pour moi qui avait une amman originaire de l’Allier pas très loin de la Forêt de Tronçais ( dont elle m’a souvent parlé) !

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