L’heure de pointe

 

J’étais dans le jardin, assis sur la margelle fraiche et granuleuse au toucher du bassin circulaire dont le jet d’eau tour à tour attire et effraie les oiseaux ; bloc-note à la main, je mordillais mon crayon en lisant, quelque peu interloqué, un recueil de citations choisies. Non, mais vraiment « La solitude vivifie ; l’isolement tue » ? Et celle-là : « Je trouve mes lectures dans la lumière du ciel, c’est le livre le plus profond qui soit et ce n’est même pas moi qui en tourne les pages » ?
Non, mais Bobin, quoi ? Ainsi, on pouvait faire carrière dans les maximes pour gaufrette et calendrier ! Fatigué, je levais les yeux, non pour regarder se tourner les pages du ciel mais afin souffler un peu. C’est alors que je l’ai vu : un grand triangle dans la force de l’âge, debout près de la porte en bois du jardinet. Zut, la prochaine fois, je louerai un phare perdu en plein océan, en prenant soin d’éteindre la loupiote pour ne pas être dérangé ! Pendant que je bougonnais, il – le grand triangle – a soigneusement refermé le portail ; les gonds n’ont même pas poussé leur horrible couinement, à n’en pas croire mes oreilles !

Il s’est avancé, et, sans attendre que je l’y invite, s’est assis sur la margelle. Ne croyez pas qu’il s’agisse-là de ma part d’une métaphore, encore moins d’une berlue ou d’une hallucination (je le sais, je me suis pincé le gras de la cuisse). C’était bien, assis à côté de moi, un triangle doté des trois côtés et des trois pointes réglementaires, large et haut comme tout honnête triangle respectueux de la géométrie. Et pourquoi pas ? Une figure géométrique n’est-elle pas une figure, partant, un visage ? Partant de là un sourire et un regard ? De là, facile, un cou, des épaules, des bras, des mains et ainsi de suite jusqu’aux jambes et aux pieds.

Tandis que je songeais ainsi, bien poli, il m’a salué. J’ai répondu machinalement, bafouillant pour éviter qu’un carrément, un j’ai pas un rond, ou, pire, un sous cet angle… se glissent dans ma phrase hésitante. Le triangle a sorti (d’où ? je n’en sais rien) une théière et deux tasses, du sucre et des cuillères.
Après quelques questions sur ma santé et une remarque sur le temps qu’il faisait (« aux Bermudes ? » manquais-je demander sottement) il m’expliqua qu’il était isocèle et marchand de clou. Mais, alors que je me recroquevillais en craignant une tirade didactique sur les clous à pattes ou à crochet, les têtes d’homme ou plates, les tapissiers et patin couffin, fort poliment il me fit grâce du détail de son négoce et, comme pour me laisser reprendre contenance, feuilleta un instant le recueil que j’avais posé.
Il lut posément « Une chose prend fin, une autre commence, et c’est la même qui continue, autrement », sans faire aucun commentaire. Mais son regard disait assez s’il était surpris qu’on puisse imprimer et lire de semblables sentences.
Un petit silence se fit, seulement troublé par le glouglou de la fontaine, puis par ma voix . Stupidement, je m’étais mis à fredonner :

« le carré de l’hypoténuse
est égal si je ne m’abuse
à la somme des carrés
… »

Je ne sais pas trop comment il gouta cette impertinence, mais, à part un sourire entendu, il se montra aussi homme du monde que n’importe quel triangle bien élevé. Simplement, comme le carillon du salon sonnait cinq heures, il tendit l’oreille, se leva et disparu en disant « Désolé, il faut que j’y aille ; le métier de cloutier, s’il a ses charmes, a aussi ses contraintes : c’est bientôt l’heure de pointe ».

 

***

 

Les Impromptus littéraires proposaient qu’on parle triangle, tandis que la Licorne voulait qu’à partir d’une photo (ci d’sous) et d’une phrase (La solitude vivifie ; l’isolement tue), on écrive un texte évoquant les cinq sens et contenant au moins une citation de Christian Bobin. Voilà qui est fait. La chansonnette de Pythagore est là.

illustration en haut : Agence Rol, ballon Condor, 1911. Gallica/Bnf

31 commentaires

  1. Bon jour,
    Voilà un triangle d’or en angle de prises de vue qui pointe juste … J’adore 🙂
    Merci de ce partage.
    Max-Louis

  2. C’est exactement à la pointe du progrès !
    J’ai connu un « Boite à clous » à l’époque de mon enfance, un personnage un peu marginal qui se baladait avec son vélo et sa boite à clous et n’hésitait pas à rendre service aux villageois qui avaient besoin d’un bon bricoleur.
    Il est génial, ce texte !
    Merci carnet, pendant que je démêle des brins, toi, tu nous cloues le bec avec une trouvaille pépiteuse et brillante comme un soleil.

    • Pas mal !! paresseux, je préférerais « lent, j’ai lu (deux mille O?) » ; mais pour faire vraiment bien, il aurait fallu six titres, trois par pointes et trois par côtés.

  3. Tu me fait penser au livre « Flatland » de Edwin Abbott. C’est un univers en deux dimensions peuplé de diverses figures géométriques. mais tu connais sans doute?

  4. J’ignorais que vous faisiez partie des Francs-Maçons !
    Mais ce triangle présente en effet une drôle de bobine (l’art d’enfoncer des portes plus ou moins ouvertes)…:-)

  5. Oh, la la, quelle tourniqûre que la vôtre !
    Entre fontaine et carillon, en passant par le gras de cuisse,
    de quoi sourire encore devant votre foisonnement créateur.
    Et parlant vôtre, à moins que je n’erre,
    j’me dis qu’y a p’t’être un tiens qui aurait dû être un rien…
    Et un mis omis avant de fredonner…
    Bref, je parle coquilles et amours
    d’encrier, moderne ou pas.
    Bonne fin de journée à toi, carnets.
    C’est bon que tu sois là.
    Heure de pointe ou pas.
    En gonflable, bien sûr.

  6. Waouh, et ton texte pourrait presque répondre aux Plumes chez Emilie ! C’est joliment écrit tout ça 😉 on dit aussi arrondir les angles, c’est parce qu’un polygone a autant d’angles que de côtés, que celui-ci s’était posé tout près de toi.

  7. « La chansonnette de Pythagore est là », ahah, Brassens ne l’a pas faite, celle-là ; tu es un très bon jérômètre, si je puis m’exprimer ainsi.

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