L’âme au diable

Pour le rencontrer, je te le dis, c’est facile, vas à l’auberge que tu sais – à l’enseigne du Gobe-Lune – dans le faubourg que j’ai dit, traverses la longue pièce sans te laisser arrêter par la haie de choppes de faïence armoriées en fantaisie dressée sur le comptoir, glisses-toi derrière l’estrade où l’on danse aux jours de foires et gagnes la porte peinte, tu la pousses, et là, te voilà dans la salle basse où toujours un quinquet fume et noie d’ombres vacillantes les quatre murs enténébrés où traine encore l’écho funeste d’un violon entrelacé dans la plainte grinçante d’une clarinette qui miaulait aux quatre fêtes – là, celui qui veut vraiment le voir à toutes heures le trouvera toujours assis à la même table, vêtu comme ci ou bien comme ça, cela dépend mais toujours sur le même escabeau, derrière la bouteille au col vert cacheté de jaune de vin de Mayence, l’œil attentif seulement au lent ballet des mouches sous les longues poutres de chêne où s’enguirlandent tresses d’oignons et fleurs de mai – oh, ça n’est pas la peine de rien lui dire, il sait bien ce que l’on vient chercher et bien sûr ce qu’on peut offrir – toujours la même chose rien de moins rien de plus – , alors sans rompre le silence tu peux tout lui demander fortune argent richesse, greniers pleins et pourpoint brodé, et retrouver ce que tu as perdu égaré oublié, vigueur santé jeunesse et le respect des riches et des gueux, et bien sûr l’amour en sus, et tout ça songes-y bien, en échange de si peu de chose, parole, une simple promesse que tu tiendras dans très longtemps, si longtemps que ça compte à peine, et si le marché lui va il tire de sa plus profonde poche une très petite fiole violette qu’il pose sur le bois de la table nue – après c’est l’affaire d’une minute tu t’en vas plus léger bien plus léger et riche de promesses qui ne lui coûtent rien de faire et même de tenir – mais attention s’il reçoit tout le monde il n’exauce pas tout un chacun, et je sais les noms de certains – oui, je pourrais les dire mais ça n’est pas mon genre – qui sont ressortis de la salle basse la mine blême parce qu’il n’achète pas n’importe quoi hé oui c’est sa partie et depuis le temps même si ça ne prend pas de place il doit en avoir de pleins coffres, à ne savoir où loger et qu’en faire – sauf s’il lui prenait fantaisie de repeupler les limbes et de créer des colonies dans les nuées – et puis c’est un tel jeu d’enfant pour lui de nous rouler que ça ne l’amuse plus, et tiens, le fin mot je te le dis, écoutes bien, je crois même qu’il ne reste là que pour attendre la venue du passant qui osera lui offrir, à lui, le prix de son âme perdue.

 

** *

D’une traite (c’est la consigne) une phrase perdue et rêvée en écho au Gaspard de la Nuit, écrite pour l’agenda ironique de juillet hébergé chez Nervures et entailles.

36 commentaires

  1. Carnets, je te remercie (re / mer / cie) pour ce superbe texte. Le plaisir à le lire, à goûter le savant déroulement du rythme où il y a de l’incantatoire, à sentir monter sinueux – doucement, doucement – un souvenir d’effluve souffré et comme le susurrement à peine audible du serpent, à admirer les détails de ce décor de conte de Grimm où je vois reflétée ma propre obsession (passée) des récits racontant les faits du diable ; et puis ce ton de confidence murmurée, cette ambiance conspiratoire, et cette chute… Panne sèche, disais-tu ? Qu’on m’en donne des comme celle-ci tous les jours.

    • Merci Frog ; à force de lire Hoffmann, Baudelaire, Grimm et quelques autres, le diable (débonnaire, désabusé et paresseux) est presque devenu un vieil ami ; quant aux zigzags et au décor, c’est la phrase qui les a imposé.
      Maintenant, je retourne à la panne sèche 🙂

  2. Béate d’admiration, tellement bien fait j’ai mis un moment avant de me rendre compte que tout était d’une traite sans nuire à la qualité de ton écriture. Je vendrais bien mon âme au diable pour écrire comme toi !

  3. Je reste sans voix, ensorcelée… Et quand je retrouve mes mots, je vois que la rainette là-haut les a déjà tous utilisés.
    Je ne pouvais rêver de plus belle réponse à ma consigne. Merci merci merci 🙂

    • Le sort de l’âme du diable me trottait dans la tête depuis un moment, sans trop savoir quoi en faire ; de même pour ta consigne… et puis voilà, le déclic ! 🙂

  4. Je serais curieuse de connaître le prix de l’âme perdue du diable.
    Après tout, s’il était possible de la lui racheter, ce serait un grand bonheur pour tous y compris pour lui. Si tout le monde lui en rachetait un petit bout, est-il possible d’imaginer qu’il la retrouve ? Auquel cas, elle ne serait donc peut-être pas tout à fait perdue. Voilà bien de quoi réfléchir.

    • Mais oui, tu as raison : on pourrait fonder une coop pour racheter l’âme du diable ! ou un truc participatif façon Ulule…une bonne action doublée d’un placement fiable ; et je suis sûr que ça lui ferait plaisir 🙂

    • En vérité, je ne crois pas que le rachat en monnaie soit efficace, je pensais plutôt à un prix symbolique, le don d’une partie de soi ou de sa vie.
      Reste que si une seule personne lui fait don de son âme ou de sa vie entièrement, ce serait un pari osé. Mais après tout, tout est possible. 😀
      Merci Carnets pour la découverte d’Ulule dont je n’avais pas eu vent.

      • un prix symbolique… une âme pour une âme ?
        En même temps, je ne suis pas théologien, mais il me semble que le diable ressort de la catégorie des anges déchus, et les anges ont-ils une âme ?

  5. Je ne fais que passer mais ton texte m’a scotchée, le « d’une traite » te va à merveille !!! Et Gaspard de la Nuit…un excellent souvenir ! Tu dvrais écrire comme ça plus souvent, il y a un quelque chose de supplémentaire et tu crées une ambiance magique …

    • S’il faut invoquer le diable pour que tu passes lire un instant, je vois ce qu’il me reste à faire 🙂
      En fait, c’est un faux « d’une traite », parce que j’ai quand même relu et remanié, mais le format de la phrase unique m’a poussé à écrire sur un temps réduit, et ça en marche pas trop mal.
      (mais j’aurais bien mis des points un peu partout, pour respirer 🙂

  6. J’aime particulièrement la fluidité des mots, une phrase vivante, ronde, généreuse à la chute très maline 😉 Belle performance Carnets !

  7. Très joli écho à Gaspard de la nuit (que je n’ai pas lu donc dur de savoir si l’écho est fidèle)

    Par contre j’ai eu un écho avec ton texte, un écho de Leo Perutz que j’admire beaucoup

    Quel souffle !

  8. Une phrase qui nous emporte, nous envoûte…et nous amène jusqu’à la fin sans qu’on puisse reprendre notre souffle…
    C’est diablement bien écrit et j’aime énormément l’ambiance du texte ainsi que le thème choisi.
    Bravo à toi !

    • J’avoue que la consigne de Joséphine m’a donné du diable à retordre. Paresseux, j’aime bien faire des pauses. Mais bon, on s’y fait, à ces longues longues tirades, surtout avec le diable dans la manche:)

  9. Ce ne doit quand même pas être simple pour lui de se concentrer les jours de foire quand on tape et vocifère juste derrière la porte qui, même close, n’arrête pas tous les hurlements abreuvés d’alcool et le chahut des talons qui cognent le parquet pour marquer le rythme de la sarabande de vie qui tourbillonne tout autour; assurément, ces jours-là sont jours à lui faire perdre nombre clientèle !
    Bravo, Carnets, tu as vendu ton âme au génie et tout cela, sans frotter !

    • sans frotter, et surtout sans bouillir (ce qui me convient plutôt bien) 🙂
      et on n’a jamais dit que diable était un métier facile !
      merci Patte-à-l’encre !!

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