Le réveil et le pissenlit

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Le rideau (fleuri) se lève sur la scène qui représente un champ buissonneux et fleuri. Côté cour, des fleurs. Côté jardin, un jardin, avec des fleurs. Au bord de la scène, un pissenlit près d’une valise. Entre un réveil.

Le réveil : Mon royaume pour savoir l’heure qu’il est !
Fleur 1 : L’orchidée ? Qui m’appelle ?
Fleur 2, à Fleur 1, à mi-voix : Mais non, crois-pas toujours qu’on parle de toi.

Le réveil regarde autour de lui et s’approche du pissenlit.

Fleur 3, à Fleur 2 et à mi-voix : Laisse-la croire, quel mal ça fait qu’elle croit ?
Le réveil, au pissenlit : Pardonnezcusez-moi, vous avez l’heure ?
Le pissenlit reste coi.
Fleur 2, à Fleur 3 : quand même, faut pas croire n’importe quoi. C’est important la vérité.

Le réveil, au pissenlit : Vous me direz que, réveil, je devrais savoir l’heure. Et vous auriez raison, mais le hic c’est qu’à force de la donner à tout le monde je ne sais plus où j’en suis : à l’heure, si j’avance ou si je retarde ?
Le pissenlit, même jeu.

Fleur 4, à Fleur 2, d’un ton faussement naïf et légèrement ironique : Et rappelle-nous pourquoi ça serait important la vérité ?
Fleur 2, récite d’une traite, convaincue : Parce que c’est stable, fiable, ça change pas. On peut compter dessus.

Le réveil : Je vous demande parce qu’avec votre valise vous avez l’air d’attendre le train.
Le pissenlit, même jeu.
Le réveil : Parce que si vous attendez le train, c’est qu’il y a une gare et ouïlia une gare il y a une horloge et ouïlia une horloge il y a l’heure.

Fleur 3, ton définitif (on sent que les fleurs ont déjà eu cette discussion maintes et maintes fois) : La vérité d’une fleur c’est quoi ? la vérité de la graine ? Celle des racines, c’est la même que la vérité des piquants ou de la corolle ? Elle devient quoi la vérité du bourgeon quand les pétales sortent ? Et la vérité des pétales, elle va où quand les pétales tombent ?!
Fleur 2, ton peiné : Vous ne voulez même pas essayer de comprendre.
Fleur 4, ton péremptoire : C’est toi qui ne comprends pas : la vérité des fleurs change avec la lumière, avec la pluie, avec le jour, avec la nuit ! et je ne te parle pas des saisons !
Fleur 3, à Fleur 2, d’un-ton-dé-fi-ni-tif : La vérité, c’est que la vérité des fleurs change avec les fleurs ! à Fleur 4 et à mi-voix : Bah, laisse-la croire, quel mal ça fait qu’elle croit ?

Le réveil : Et avec l’horloge j’aurai l’heure.
Il regarde autour de lui.
– Evidemment, pas d’horloge… tu parles d’une gare. Enfin, si je dégotte le tableau des horaires je pourrais toujours me régler sur l’heure du passage du prochain train… s’il est pas en retard…

Le réveil s’éloigne vers le fond de scène, passe côté jardin, puis côté cour.

Fleur 3 et 4, s’emportant et se coupant la parole : La vérité c’est qu’ils préfèrent les fleurs qui sont jolies et qui sentent bons ! – les plantes qui se mangent ! – les fruits qui font des compotes et des confitures ! – Nous les grattent-cul, les piquent-mollet, les fleurs-qui-puent et les herbes-qui-mordent, les sauvages, on ne compte pour rien ! – On n’existe pas ! – Juste bonne à être broutées ! – Premières fauchées ! – Ratissées ! – Pas comme les grasses, les douces, les bonnes à manger ! A elles le jardin, là juste à côté ! – Pour elles rien n’est trop bon ! – A elles l’engrais, les phosphates, les tuteurs et l’arrosoir, les plates-bandes, à elles la binette, la paille et la cloche à concombre !

Côté jardin, une carotte pointe son nez.

La carotte : Hé, croyez pas que ça soit si bien, ici ! Moi, par exemple, on ne me laissera jamais monter en graine et fleurir ! Oh ! fleurir !! Fleurir rien qu’une matinée !
Fleurs 2, 3 et 4, toutes ensembles : Hou ! Bisque bisque la carotte ! Hou !

La carotte disparait. Un temps. Le pissenlit ouvre sa valise, en sort des rails, une locomotive à clef et les wagons d’un petit train mécanique. Il installe les rails dans l’herbe, posément, jusqu’au bord de scène côté cour. Puis il revient au milieu de la scène, pose le train sur les rails, wagon après wagon, puis la locomotive à laquelle il donne trois tours de clef, referme sa valise et monte dans le train qui démarre. Le réveil revient du fond de scène juste à temps pour voir le train qui sort de scène, et, découragé, s’assoit dans l’herbe.

Le réveil : Tant pis. Si je peux pas avoir l’heure autant que je m’arrête. Après tout, un réveil arrêté donne l’heure deux fois par jour, alors qu’un qui sait même pas l’heure qu’il est…
Fleur 1 : Qui m’appelle ?

Le rideau tombe, accablé.

***

Pièce en un acte jouée pour l’agenda ironique de mars, chez Isabelle-Marie d’Angèle, ouskil fallait parler d’heure et de fleurs qui piquent et puent, avec un pissenlit voyageur et sa valise, un truc qui donne l’heure, et les mots graine, sauvage et corolle. Le silence du pissenlit est un faible hommage au mime Marceau, qui aurait eu cent ans cette semaine.

Illustration : Les Réveils du matin au carnaval de Nice, 17 février 1925, Agence Rol.  Gallica/BnF

61 commentaires

  1. Salut Jérôme, elles sont sympa ces fleurs, mais ça doit être dur de jouer ça en costumes… (Juste un truc qui me chiffonne : vérifie le pluriel des gratte-culs.)

    • Merci O’ ! pas facile ? il suffit de trouver des costumes à la bonne taille ; pour le pluriel de gratte-cul, je suis parti de l’idée que gratter est un verbe, mais je veux bien étudier d’autres options 🙂

  2. Tous les codes du théâtre sont là, j’imagine bien la scène avec les costumes de fleurs adéquat, la logue tirade de fleur 3 et 4 est géniale et, bien, l’hommage au mime Marceau !

  3. C’est un réveil du génie des carnets,
    purement et simplement magistral !
    ‘Xcellent ! Pour ne pas dire ‘xcellent !
    (D’une formulation issue de tes carnets.)
    😲

  4. Très drôle, et très vrai.
    Il y a cependant une vérité que partagent les pisssenlits. Les jardiniers sont immortels car jamais de mémoire de pissenlit, on a vu mourir un jardinier.
    Et pourtant, s’ ils savaient…

  5. Monsieur je viens ici rétablir une vérité : les gratte-culs se plaignent à tort car on en fait des confitures exquises et même des compotes.
    Ceci dit on ne sait toujours pas quelle heure il est 🙂

    • merci Alam ; mais la vérité du cynorhodon en confiture est-elle vraiment la vérité du gratte-cul sauvage ? 🙂
      l’heure ? ça doit être celle de manger des confitures 🙂

  6. Très intéressante cette pièce de théâtre, tout y est et je m’y suis vue, j’applaudis et salue au nouveau lever rideau les acteurs. Il fallait y penser, c’est vrai que je ne le fais pas assez souvent de raconter une histoire de cette manière. Merci beaucoup .

    • Merci Isabelle-Marie ; je trouve que les conventions d’écriture (description du décor, didascalie, dialogues….) donnent un ton très libre et facilement absurde, c’est très drôle à utiliser (surtout quand on sait que personne ne se risquera à jouer la pièce en question ) 🙂

  7. Oh la la, tu m’espatrouilles comme on dit ici !
    mais du coup je ne vais plus oser tondre le jardin pour ne pas entendre râler ce petit monde ….

    • Merci Laurence ; vu le peu de texte que j’ai donné au pissenlit, l’hommage au mime Marceau s’imposait 🙂
      (c’est très agréable d’écrire des dialogues avec un personnage mutique !)

  8. Très chouettes ces didascalies en langage fleuri. J’aime beaucoup et, comme Adrienne, je me sens un peu gênée de ma production (encore privée pour l’instant)

  9. Bon jour Carnetsparesseux,
    J’ai une pensée… particulière pour la carotte potagère et son souhait qui restera un souhait et une frustration, un rêve si ce n’est une vue de l’esprit à moins que le jardinier ait un beau jour d’une nuit lunaire la vision si ce n’est une voix à réaliser ce vœu… les carottes ne sont pas encore cuites… 🙂
    Bonne journée à toi.
    Max-Louis

    • merci Max-Louis ; la carotte est passée par là à cause du premier haiku qui m’ai touché, et qui dit à peu près : « Qui se soucie des carottes sauvages quand les cerisiers sont en fleur ? »

  10. Une façon originale, qui nous rappelle combien le théâtre peut s’avérer riche de jeux de mots ( ou de scène). Il est vrai que cette forme narrative n’est pas souvent mise à l’honneur au fil des mois de l’agenda. En tout cas c’est savoureux et comme Max-Louis j’ai une pensée pour cette carotte et son souhait irréalisable.

    • Merci Mijo ; oui, le théâtre est un beau terrain de jeu (enfin, son écriture, parce que je ne suis pas certain d’arriver à faire jouer ma pièce 🙂 🙂 ) ; et oui, pauvre carotte qui rêve e finira en salade 😦

    • merci Jean-Louis ; ha, si Confucius Maximus le romain dit comme moi (enfin, comme Fleur 2 et 3), ça devrait rassurer Fleur 1 🙂
      bonne journée itou, Jean-Louis.

  11. C’est la guerre, les fleurs aux fusils… Sur scène surréaliste, on imagine fort bien tout ce petit monde… Voir au théâtre de L’Atelier, dans leur agenda… s’il leur reste une heure… 🙂

  12. J’m’en vais voir mes pissenlits pour leur dire de faire attention au changement d’heure de cette nuit, il ne faut pas qu’ils soient traumatisés!

  13. Bravo pour ce texte les Carnets ! J’ai adoré de bout en bout, le décor, les didascalies, l’absurdité, c’est frais, c’est fleuri, c’est drôle et profond. « Le rideau tombe, accablé ». Génial, le théâtre te va bien, ça donne envie d’en lire plus souvent par ici. Belle journée, Sabrina.

  14. Voilà une saynète qui ne se laisse pas conter fleurette !
    Mon kif : le coup du train miniature, absurdement génial🤓. Bravo !!

  15. Mon chien est mort hier. Maintenant il dort parmi les racines des pissenlits au fond du jardin. Je n’ai pas pensé lui confier un réveil…

  16. On ne m’ôtera pas de l’idée que le rideau a été très patient (il doit avoir l’heure, lui), et qu’il est le véritable héros de la pièce.

    • belle remarque ! Si avoir l’heure est le signe du héros (en tous cas savoir quand agir, ce qui est peut-être bien le signe du héros), alors le rideau partage l’affiche avec le pissenlit, qui sait quand faire partir le train !

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