Le peintre garde jalousement son secret ; si chacun se mettait à faire le bien en escomptant rendre le monde plus beau, dieu sait ce qu’il en sortirait ? Et puis son tableau en serait retardé d’autant : quelle terrible désillusion pour l’art ! Il s’est promis que cela n’arriverait pas et suit attentivement les remous que cause son œuvre et dont la presse multiplie les échos. Ce tableau plus merveilleux de jour en jour, où ira-t-il une fois achevé ? Collectionneurs privés, banques, fonds de pension se sont naturellement portés candidats. Les musées du monde entier aussi, bien entendu, mais plus discrètement, après de nombreux appel du pied vers leurs ministères de tutelle, dans l’espoir de se voir garantir une dotation suffisante… Quittera-t-il la ville où il est né ? Passera-t-il les frontières, à l’abri desquelles on se propose de créer un musée uniquement dévolu à cette œuvre unique au monde ?? Ira-t-il dormir dans l’ombre d’une collection privée, destiné à n’être vu que d’un seul multimilliardaire ? Ou encore comme le propose un hurluberlu argenté, sur Mars, où il ne serait admiré que par ceux qui le méritent vraiment, loin des foules désargentés ?
L’Onu et le Vatican prennent vigoureusement position, de même que tout un chacun au bureau, dans l’ascenseur et évidemment au bistrot d’en bas. Quotidiennement interrogé, le peintre élude la question – il sera temps de voir cela quand le tableau sera terminé – et étudie toutes les offres, accepte toutes les avances et ne promet rien à personne – mansuétude et distraction d’un grand artiste embarqué dans son grand œuvre, pense-t-on avec bienveillance.
Trônant au centre de son atelier vide – ses autres œuvres pourtant jugées jusque-là aimablement médiocres sont maintenant dans de grands musées – le tableau est maintenant couvert d’un lourd tissu noir, qui n’est soulevé que lorsque la presse vient, jour après jour, se rendre compte de l’avancée de l’œuvre. Le peintre n’y jette même plus un regard, effrayé par la beauté d’archange qui se déploie maintenant sur la toile. Mais à la vérité, l’orgueil lui mord le cœur : ce qu’il accompli, aucun autre peintre ne l’a fait… enfoncés, les vieux flamands, loin derrière, les primitifs, à la botte, Botticelli, au clou, Klee, évincé, Vinci !
Son temps est compté : il passe désormais ses journées à tirer les longues ficelles qui, à travers l’ombre de sociétés écrans qui protègent son secret et sa tranquillité, gèrent les hôpitaux, les dispensaires et les écoles qu’il finance à travers le pays. Car la manne providentielle de bienfaisance qu’il a répandu sur la ville depuis des mois fait qu’il ne s’y trouve plus le moindre miséreux à aider. Mais les enquêteurs qu’il envoie en sous-main sillonner les contrées voisines – il n’est plus question qu’il le fasse lui-même – lui rapportent que tout un chacun mange désormais trois ou quatre repas par jour, roule en automobile – d’occasion, il ne faut rien exagérer – que les maladies ordinaires et extraordinaires sont en voie de disparition et que le niveau d’instruction monte à vue d’œil. Il lui faut donc à tout prix trouver d’autres misères à consoler, sous peine de voir son œuvre s’inachever.
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C’est presque bientôt la fin. (le début est là)
Pour l’agenda ironique d’octobre, le Flying Bum voulait qu’on cause beauté, avec un proverbe. Pour celui de novembre, je proposais qu’on cause ombre. Illustration : Guiseppe Devers, peintre. photographie d’Adolphe Dallemagne, atelier Nadar, 1855-1871. Pop Culture/Mémoire.
Au clou ! mon Botticelli !!! rhôôôôô. Une symphonie ce tableau mais pour l’inachevé Ludwig a déjà sévi, va falloir faire mieux
Désolé pour Botti, mais comme le tableau de « mon » peintre doit être le plus ineffablement beau, il faut bien pousser les autres sur le côté..; et puis, c’est une fiction, pas un classement de concours 🙂
La société Saint-Gobain s’est proposée pour assurer la protection – à l’aide d’un verre épais de 20 cm, anti-balles, anti-sauce tomate et autres liquides – de l’œuvre en devenir.
L’artiste a déclaré consulter Andy Warhol sur la conduite à tenir. 🙂
c’est vrai que depuis Campbell, la soupe est de l’art (et l’art, parfois, de la soupe) 🙂
D’autres misères à consoler ?
Une si douce formulation a le don de me faire rêver.
L’artiste est d’une grande sagesse, époustouflante histoire que l’auteur carnétifie brillamment.
Sous le soleil l’ombre de la matière sera-t-elle indissociable ?
Vivement la suite qui pourrait bien ne jamais avoir de fin.
Merci Jo 🙂 sage, l’artiste ? ou poussé (ou tiré) par l’obsession de profiter de son don inespéré pour devenir « charitablement » le premier de sa classe ?
ce que je peux promettre, c’est une suite et une fin… dans quel ordre ? on verra bien 🙂
La fin justifie-t-elle les moyens? Même si le moyen est le bien. Tu as retourné ce dicton comme une chaussette.
Sinon, tes primitifs me rappellent une blague que l’on disait dans ma jeunesse. C’est quoi un primitif flamand ? -> Un pléonasme.
Merci John ; je suis le premier à être surpris de retourner un dicton, mais c’est le genre de surprise qui arrive quand on écoute l’histoire qu’on raconte.
et c’est méchant pour les peintres flamands.. mais ils le méritent sans doute, eux qui pouvaient être durs avec les autres : ne parle t-on pas de flamand rosse ?
…On n’est plus très loin du « sale Bosch »…:-))))
🙂 🙂 et on a échappé au haro sur Pissaro !
Ah le peintre a raison de s’informer des contrées voisines. « D »autres misères à consoler » Comme Hugo aurait été ravi d’une telle oeuvre. Est ce que cela aurait rendu son « Discours sur la misère moins âpre pour ceux qui engrangent de gros gains ? »Toujours est-il que cet artiste est un fin stratège.
je suis moins optimiste que toi ; le peintre est involontairement généreux, ou plutôt obligé de l’être… et la bienfaisance résout-elle vraiment tous les problèmes du monde ?
vastes questions que cette petite histoire ne résoudra pas 🙂
Et le monde devient de plus en plus beau, tout comme le tableau… C’est donc vrai que l’art embellit la vie… Mais je crains que ça se gâte ensuite.
Tu as raison, pour le coup, l’art embellit la vie, même de façon imprévu ! Que ça se gâte ? Oh, suis-je du genre à plonger mes personnages dans le malheur pour le plaisir ? 🙂
héhé 🙂 Qui vivra verra 🙂
Je me bidonne ! Il ne perd pas le nord, le peintre, il accepte toutes les avances ! Et puis Evincé, Vinci ! Il fallait le trouver !
C’est qu’il a une mission qu’il ne peut refuser : devenir premier de cordée, à la Tête de l’Art, ça a un cout !
🙂
Le monde devient un paradis grâce à lui?
on dirait ; mais c’est tout à fait involontaire… et pour la bonne cause de l’art, bien sûr !
mais quel est le prix du quoi-qu’il-en-croûte (puisqu’on parle peinture ) ?
Au clou Klee, et au clou Klein !
Même si ce ne sont pas des formules bling-bling, c’est quand même un peu Klein-quand !
Excellent !
(P.S. j’étais hier à l’Opéra-Comique, à Paris, pour évouter voir Armide de Gluck, quelle diction tous ces chanteurs et chanteuses avaient. Il n’y avait pas besoin des sous-titres pour comprendre ce qu’ils chantaient [Sauf pour une des chanteuses qui était un peu moins facile à comprendre]).
Ce qui prouve que c’est possible (quand le compositeur ne torture pas trop la ligne mélodique). Pour l’instant, j’évite l’écueil des paroles à suivre en écoutant des quintettes à vent 🙂
Comme ça ?
heu, plutôt plus calme et moins bourdonnant : ce matin, Taffanel (Paul) et maintenant j’écoute la petite symphonie de Gounod (Charles)
Sympa, et plutôt reposant !
le reposant, c’est ce que je recherche en ce moment 🙂
Au clou, Klee (et Klein), évincé Vinci, quoi qu’il en croûte… je sens venir une chute digne de celle des anges rebelles !
ah, la chute est écrite (tout comme celle des anges rebelles, à se demander pourquoi se révolter ?!) depuis le début…et la fin approche 🙂
« Le peintre est obligé d’être généreux », quelle formidable obligation!
Ah, si on pouvait étendre une telle nécessité envers la Nature…
Merci Robert ; malheureusement, en dehors de la fiction, notre époque préfère les obligations cotées en bourse…
La conclusion m’a fait rire à haute voix. Quelle tragédie inattendue ! Et quelle belle trouvaille que ce verbe « s’inachever ». Je pense que sur le plan humain, il s’agit d’une de mes missions, de m’inachever (avant que la vie ne m’achève de force).
la conclusion vient d’une remarque de toulopéra (j’emprunte souvent aux commentaires, qui voient souvent plus loin que moi).
Le verbe inachever, je me suis étonné qu’il n’existe pas déjà, puisque achever existe, ainsi que parachever ; mais si on est deux à l’employer, il existera 🙂
En attendant, tout accaparé par sa générosité en fragile équilibre, le peintre ne peint plus depuis un bail… 🙂
il fallait une peintre pour le noter (je me suis aussi fait la remarque, et promis, il repeindra à la fin)