Le peintre sent que le temps presse : combien de jours, de mois – il n’ose penser « d’années » – a-t-il pour d’achever le tableau ? Combien de temps le miracle opérera-t-il encore ? Et puis aller plus vite, c’est vite dit. Mais comment faire ? Embaucher une équipe de peintres, comme pour boucler un grand format où l’un fait les figures, l’autre les fonds et les décors et le dernier le ciel et les ombres ? Sauf qu’au lieu de leur donner de la peinture et des brosses, il faudrait leur offrir le moyen d’être bons et généreux ? Notre peintre y songe un instant. Mais non ; il faudrait d’abord révéler son secret. Il s’imagine dire à ses collègues : « Je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire » et se répond à voix basse : « Est-ce que j’y crois, moi ? »
Et même s’il arrive à les embarquer là-dedans, ça ne marcherait pas : comment être sûr que la bonté suffit ? Il en connait qui trichent sur les perspectives et les vernis et font des œuvres merveilleuses… et, inversement, des peintres consciencieux et doux qui ne sont bons qu’à gâcher des décors… Voudront-ils, eux si indépendants – et même carrément égoïstes – collaborer à un tableau, qui, achevé, feraient plonger leurs propres créations dans l’ombre de l’oubli ? Et puis si ça marchait, mais que se soient les œuvres d’un autre qui en profitent ? La jalousie le mord : s’il était dépossédé de ce talent unique ? Non, décidément, il a commencé son tableau tout seul, il doit le finir tout seul.
Reste que s’il veut aller plus vite, il lui faut toucher plus de monde pour aiguiser l’appétit des mécènes, faire monter les enchères et ainsi augmenter les dons qu’il pourra faire en retour. Oui, ça peut marcher. Pour cela, il doit trouver quelqu’un qui peut raconter une histoire au monde entier sans avoir besoin d’y croire : un journaliste.
Quelques jours plus tard le monde découvre l’existence de l’autoportrait. A dire vrai, l’accueil est d’abord mitigé. Mais à mesure que la presse se fait l’écho – photos à l’appui – des progrès de la toile, ce qu’on a d’abord pris pour une marotte un peu bizarre – pourquoi perdre son temps à fignoler inlassablement la même toile ? -, est bientôt vu comme une gageure donquichottesque – jusqu’où peut-on embellir une œuvre ? – puis comme une magnifique quête d’absolu, un flambeau d’espérance propre à écarter les ombres du désenchantement et à enthousiasmer notre monde désabusé tristement orphelin d’idéal !
Très vite, kiosques et boutiques se remplissent de cartes postales, d’affichettes et de sous-bocks à l’effigie du tableau, de napperons, de housse de coussin, de casquettes et de bobs sans cesse renouvelés à mesure des progrès du portrait. Progrès qui sont de plus en plus rapides à mesure que l’argent afflue dans l’escarcelle du peintre – et file directement dans les poches des pauvres : le portrait poursuit sa mue et devient bientôt celui d’un Narcisse triomphant, d’un Apollon souriant et poupin, adorablement couronné de mèches diaphanes dans une éblouissante gloire irisée.
bientôt fini (le début est là)
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Pour l’agenda ironique d’octobre, le Flying Bum voulait qu’on cause beauté, avec un proverbe. Pour celui de novembre, je proposais qu’on cause ombre. Illustration : Guiseppe Devers, peintre. photographie d’Adolphe Dallemagne, atelier Nadar, 1855-1871. Pop Culture/Mémoire.
Puisse ce flambeau d’espérance mener à l’apothéose !
l’apothéose, je ne sais pas, mais la fin finale est pour bientôt 🙂
(et si j’en crois l’Icare de Brueghel, plus on monte haut, plus dure est la chute…)
Aïe aïe aïe ! l’histoire était trop belle…
je peux prévoir un petit coussin pour amortir la chute, si tu veux 🙂
On va finir par trouver « l’origine du monde »…
Jean-Pierre Elkabbach se mit aussitôt au travail, lui qui avait fréquenté tous « les grands de ce monde ».
Dans un saut historique, même risqué, il se propulsa – grâce à un taxi volant fourni aimablement par la Mairie de Paris – à l’époque picturale et sonna à la porte du peintre dont il avait trouvé l’adresse grâce à un ami haut placé place Beauvau.
Il ne restait plus qu’à trouver la première phrase de son article laudateur (il en avait l’habitude). 😉
Je pensais plutôt à un journaliste générique, mais JP Elkabbach incarne à merveille le genre, en effet !!
pour les taxis volants, une rapide recherche sur l’actualité me fait saisir l’allusion 🙂 Un rien rétrograde, j’ai d’abord pensé à ceux d’André Devambez, qui volent cet automne dans le Petit Palais
@ carnetsparesseux : Merci, je ne connaissais pas cet artiste et humoriste, il aurait dû être invité aux prochains J.O. si sa monture avait été suffisamment « résiliente » (l’adjectif mis à toutes les sauces) pour l’aider à participer à cette mascarade municipale qui s’annonce sous les meilleurs auspices, notamment les économies d’énergie ! 😉
la prochaine publication est à scruter impérativement ! y a-t-il plus beau qu’un Apollon aux mèches diaphanes ? Un printemps de Botticelli peut-être ?
Merci Gibu ; tu mets le doigt pile sur mon souci : le propre de l’indicible est d’être plutôt difficile à décrire (et comme je ne peints pas….) 🙂
je note Botticelli comme étape, en tout cas !
À ce rythme là, il n’y aura bientôt plus de pauvre ! Et alors comment notre peintre exercera-t-il sa bonté ? Me voilà sur des charbons ardents.
tu as raison… il faut que le peintre achève son tableau avant que la pauvreté soit totalement éradiquée ! ou alors, il peut devenir charitable envers les riches, les ultras riches et les hypernababs ? 🙂
ça serait ballot 😀
Un encouragement aux peintres paresseux mais généreux, alors?
encourager les paresseux ? tu me prends par les sentiments, Mo 🙂
Alors qu’apparaît dans l’histoire
l’homme qui n’a pas besoin d’y croire
mon appétit bien aiguisé
y voit un autre os à croquer –
et me voilà
qui attends le dessert…
ou un fromage, dit le corbeau
_
ah je n’y avais pas pensé
l’homme qui n’a pas besoin d’y croire
arrivé ici pour les besoins de l’histoire
est-ce l’ombre de l’auteur,
le lecteur en silhouette
ou même le corbeau et le cheese-cake
du dessert ?
merci Caroline
Oh que j’aime cette histoire merveilleuse qui nous conte le rêve de voir la misère humaine (et animale, végétale, minérale si possible) disparaître de la Terre.
Et puis qu’importe si les pauvres en devenant riches et par effet consécutif fassent les riches encore plus riches.
Du moment que les richesses sont bien employées, à restaurer un univers harmonieux et respectueux de la vie dans toutes ses formes.
Utopie ? Sens à la vie ?
Un rêve qui a toutes les chances de se réaliser grâce à la philanthropie de ton artiste peintre.
😃😃😃😃🎨🖌
Merci Jobougonne l’optimiste 🙂
que deviendront les riches si les pauvres se dépauvrisent ??
le prochain épisode y répondra peut-être…
Et alors, et alors, et alors…
La citation est arrivée-é-é
Mais pas que,
À suivre donc.
la citation est arrivée
et l’ombre s’épaissit
à mesure que la lumière se fait.
à suivre, donc,
merci John !
Un Narcisse triomphant d’un Apollon, voilà une bien curieuse opposition. Le peintre me semble avoir une intention plus louable un peu à la manière de Robin des Bois. Quoiqu’il en soit un monde idéal ne serait pour moi pas en appui sur une notion de richesse financière. L’amour serait prépondérant. L’argent est une vraie corruption de la beauté d’un monde idéal. Il nuit à l’entraide, la coopération, bref au vivre ensemble. Mais comment se départir des grandes évolutions de ce monde qui engrangent tant de bénéfices ? Revenir à des échanges de pratiques semblent utopiques. L’art serait -il alors une porte ouverte à la bascule d’une folie monétaire ?
ah, c’est que j’ai un peu de mal a décrire l’indescriptible 🙂
pour le reste, je te comprends, mais le peintre se débrouille comme il peut, l’argent n’est que le moyen de la charité auquel il est contraint ; il n’a pas prévu de révolutionner le monde… et l’auteur non plus 🙂
Pour des raisons purement nombrillistes, j’ai beaucoup apprécié ce personnage de journaliste, disparu alors qu’il n’avait même pas eu le temps d’apparaître, et si efficace qu’un seul article permet à la réputation populaire du peintre de s’envoler. Sa gloire est à la hauteur de sa discrétion. Et si c’était lui, le vrai héros méconnu de la fable ?
C’est vrai que j’ai réduit mon journaliste à l’ombre d’une apparition 🙂 bon, je l’ai fait pour des questions de longueur de texte (et pour ne pas avoir à raconter l’interview, puis la scène ou le journaliste convainc son rédac-chef, scènes vues et lues milles fois) mais du coup il en devient d’une merveilleuse efficacité, ce journaliste elliptique !
mais cet homme qui n’a pas besoin d’y croire, c’est peut-être tout bonnement l’auteur, ou le lecteur ?