Le portrait du peintre (suite de la suite de la suite)

Mécènes, galeristes et amateurs d’art de tout poil y pourvoiront ! Pour cela, le peintre sait ce qu’il lui reste à faire : il suffit d’être patient et bon. Et d’aider un peu la chance. Aussi, dès le lendemain, il invite quelques collègues à prendre un verre dans son atelier. On parle vernis et peintures, prix des cadres, réputation de collègues absents, rapacerie des galeristes, et chacun commente les travaux en cours. En une semaine à peine, ses visiteurs  ont noté les curieux progrès de la petite toile : le tableau, un temps version rajeunie et embellie de son auteur, laisse désormais le modèle original loin en arrière.

Interrogé par ses invités, le peintre ne se risque évidemment pas à donner la vraie raison de cette évolution. Plutôt qu’une leçon de morale imités d’ « un bienfait n’est jamais perdu » ou un aphorisme façon « du bien nait le beau », ses collègues préféreront croire qu’il travaille au long-cours à une œuvre commencé il y a quarante ans et patiemment, minutieusement, poussé aussi loin qu’il le peut, n’est-ce pas ?

Comme il l’avait prévu, la rumeur fait le reste. Un matin, curiosité et intérêt mêlés, un galeriste vient frapper à sa porte, lui parler d’un riche amateur qui désirerait compléter sa collection avec un chef d’œuvre inachevé, ce qui est, foi de marchand d’art, bien plus rare qu’on ne le croit… les chefs d’œuvre sont généralement des œuvres terminées et il manque un je-ne-sais-quoi aux toiles inachevées pour mériter le beau titre de chef d’œuvre… (d’expérience, il sait que les artistes avalent les pires inepties s’ils croient y déceler une once de flatterie). Bref, de fil en aiguille, le marchand lui dit que son  magnifique autoportrait, encore inachevé mais visant l’absolu, comblerait mille fois le désir du riche amateur.

Le peintre se récrie ! Certes, non seulement son tableau est inachevé, mais il y a bien des chances qu’il le reste à tout jamais :  est-il certain d’aller au bout de son travail ?  tout lui manque, le talent, le temps, l’argent, la patience…Oui, un tient vaut mieux que deux tu l’auras, sans compter que l’absolue beauté est inatteignable (il a honte d’utiliser de telles ficelles, mais qui veut la fin veut les moyens). Mais céder sa toile avant d’avoir au moins essayé ? Pour qui le prend-t-on ? Pas question ! Habitué aux rebuffades théâtrales et au maquignonnage, l’intermédiaire se sent dans son élément : il s’agit de faire monter les enchères ?…tant mieux, sa part sera plus avantageuse ! Il rentre dans le jeu : bien sûr, en art comme dans la vie, le total accomplissement est une chimère hors d’atteinte, donc, aujourd’hui, demain, dans un mois, dans dix ans… le tableau sera toujours un chef d’œuvre inachevé… quel mal y a-t-il pour l’acheteur à patienter un peu ? Puis il place sa botte imparable et propose au peintre une petite somme, versée chaque mois,  – sans aucune contrepartie bien évidemment – afin de l’aider à achever son tableau dans des conditions décentes. On se quitte ravi de part et d’autre. Tel est dupé qui croit duper : le plan du peintre se déroule comme prévu.

Dès le premier chèque encaissé, emmitouflé d’un grand pardessus, le nez dans une écharpe épaisse, il gagne à la nuit les quartiers ouvriers et dépose de grosses enveloppes dans les boites à lettres de deux orphelinats et de l’hôpital des pauvres. Quoi fait il rentre chez lui, un peu anxieux tout de même. Mais l’inquiétude n’est pas de mise : dès le lendemain de sa sortie nocturne, le peintre constate que la mue s’accélère : en une nuit, le portrait est devenu celui d’un Narcisse idéal, d’un Roméo de conte de fée !

Avec le succès, la fièvre et l’impatience saisissent le peintre : pour l’amour de l’art, il doit – vite, il n’est pas éternel – pousser l’expérience aussi loin que possible. Cela veut dire encore plus d’argent. Il doit donc passer à l’étape suivante de son plan.

***

encore à suivre (le début est là)

Pour l’agenda ironique d’octobre, le Flying Bum voulait qu’on cause beauté, avec un proverbe. Illustration :  Guiseppe Devers, peintre. photographie d’Adolphe Dallemagne, atelier Nadar, 1855-1871. Pop Culture/Mémoire.

 

25 commentaires

  1. Un tableau en feuilleton : même Balzac n’y avait pas pensé.
    On pourrait aussi imaginer que le peintre fasse appel (comme un Michel-Ange ou autres gloires du domaine) à des aides qui viendraient nuitamment et constamment parachever l’œuvre tout en opinant du chef. 🙂

    • la suite de la suite finira par être la suite presqu’avant la fin… avant la fin après la suite !

      ça serait un test intéressant… mais je ne crois pas que tes billets soient malécrits… ni que ce qui arrive à mon peintre soit généralisable 🙂

  2. La ligne est franchie : vive la générosité, mais dès lors, s’agit-il encore d’un autoportrait, qui est désormais trompeur sur le physique du peintre, mais également sur la sincérité de celui-ci à se montrer généreux. Vite, la suite !

    • Tu as le chic pour poser les bonnes questions et voir à travers le tableau !
      bon, moi, je le crois sincère, mon peintre : il est juste un peu dépassé par ce qui lui arrive 🙂

  3. Oh la la, passionnant ! Cupidité et désintéressement, héroïsme de l’ombre et curiosité narcissique, et le fantastique moraliste de Dorian Gray (ca me rappelle aussi Le Veston ensorcelé de Dino Buzzati que je faisais lire aux enfants autrefois)…

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