Dragon vole !

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« Ça n’est pas comme ça devrait être, se dit le dragon perplexe. Il y a trop de silence… Il manque mille petits bruits, froissement des feuilles et froufrous de l’herbe sous la brise, glouglou de la rivière, bref ce que doit être le son d’un monde où chaque chose est bien ce qu’elle doit être, juste ce qu’elle doit être. J’ai peut-être trop dormi…. Voyons, prenons un peu de hauteur, allons voir plus loin comment ça se présente. »

Åfnør s’ébroue, étire son large dos écailleux et bat, une fois, deux fois, trois fois, ses longues ailes dont l’ombre s’étend sur la colline ronde. Et soudain, le dragon s’envole, aussi léger qu’un moineau. A mesure que le dragon monte en spiralant vers les nuages, sa grande ombre bleue recouvre l’herbe verte de la colline ronde. Les bosquets, le pommier, les feuilles, les racines, le ruisseau en restent cois d’étonnement : le dragon ne s’est pas encore mis en colère ? Et aussi, coi de prudence : ça n’est pas le moment de faire du bruit et d’attirer l’attention d’ Åfnør. Celui-ci scrute le sol, où les bosquets sont désormais à peine aussi gros que des buissons, et s’interroge : « Qu’est-ce qui leur a pris ? Est-ce que j’ai exagéré en demandant du silence ? »

Il frôle maintenant les nuages ; sous ses ailes les montagnes s’amenuisent. « Où bien est-ce que je suis devenu sourd ? Pourtant, il me semble que j’entends le vent qui siffle sous mes ailes… il faut en avoir le cœur net ». Fendant l’air comme une pierre, Åfnør pique vers la colline ronde. Comme il la survole, le silence s’impose brusquement à lui. Il grogne de dépit, et son grognement ne dépasse pas sa gueule ! Alors, prudent comme un dragon, il s’éloigne un peu de la colline et commence à tourner autour, en vol plané, pour faire le moins de bruit possible. Il laisse d’abord la colline sous son aile gauche ; un tour, deux tours, trois tours…  « Hum, j’entends le sifflement du vent dans mon oreille droite, mais rien à gauche… » Encore un tour, puis il fait volte-face et repart dans l’autre sens. Un tour, deux tours, trois tours…la pointe de son aile droite frôle les bosquets. « Maintenant, ça siffle à gauche, et l’oreille droite n’entend rien. Ça n’est pas moi qui suis sourd : la colline ronde s’est renfermée dans une bulle de silence ! »

En effet, chacun, bosquets, pommiers, ramilles et feuilles et bien sûr l’herbe verte, chacun suit le vol du dragon qui cercle autour de la colline ronde. Et chacun, herbe, feuille, pomme, ruisseau et même les montagnes qui bornent l’horizon, chacun frémit en retenant son souffle quand la grande ombre bleue les surplombe, et s’efforce de ne pas faire le moins bruit.

« Ça ne peut pas être de ma faute, soliloque le dragon en tournoyant. Je ne suis pas si méchant. Je leur ai juste demandé un peu de silence pour pouvoir dormir. De respecter mon sommeil. Est-ce que je leur ai fait si peur que ça ? Peur au point qu’ils n’osent plus faire le moindre bruit ? Ou qu’ils ne savent plus faire le moindre bruit ? Une peur bue dans la rosée et montée dans les branches, à travers la sève et les bourgeons jusqu’aux pommes nouvelles ? Une peur qui les paralyse au point que les choses qui ne sont pas autre chose que ce qu’elles sont n’osent plus faire les bruits qu’elles sont censées faire… Une peur passée des racines à la terre même de la colline ronde, et jusque dans l’eau du ruisseau… Dans l’eau du ruisseau ? Mais alors, c’est peut-être encore pire que je l’imagine ! »

Le dragon rompt ses grands cercles et, de toute la force de ses vastes ailes, s’éloigne soudain de la colline verte. Il suit longtemps le cours du ruisseau qui coule en silence. Bientôt, il franchit les montagnes qui  bordent l’horizon et, hors de vue de la colline ronde, se pose dans l’herbe grasse d’un pré. Il replie ses ailes bleues et tend l’oreille. Pas de sifflement du vent dans les roseaux qui bordent la rivière, pas de coassement de grenouille, pas de grésillement d’insecte, par de bourdonnement d’abeille, pas de trottinant tapotis de musaraigne, et bien sûr aucun chant d’oiseau…

et c’est à suivre…

***

20e épisode. Si vous avez manqué les précédents, le Grand Récapitulatif est là. Illustration : enluminure, Dragon, fleurs et fraises, XVIe siècle,  Bibliothèque municipale de Toulouse/Gallica

20 commentaires

    • en effet ! mais il est un peu coincé entre son rêve de silence et la nécessité de faire que les trucs qui sont ce qu’ils sont fassent bien le bruit qu’ils doivent faire… et pas autre chose, comme du silence….

  1. Je connais quelqu’un, le père d’un ami, qui est délicieux, fin et cultivé, mais d’un conservatisme total. Il considère que, en gros, tout ce qui dévie d’un modèle sociétal datant, au plus tard, du 18e siècle, est une « ineptie » dont il convient de se gausser. Tous les grands courants égalitaires passent à travers lui sans le faire fléchir, comme l’eau à travers une grille. Et bien ce dragon m’y fait penser, dans son insistance à ce que les choses se passent comme elles le doivent, plutôt que comme elles se passent.

    • ça doit être très rassurant de vivre dans un monde immobile… ou très angoissant !
      Miracle de la fiction, il se peut qu’Åfnør évolue un peu…si, avec l’aide des pommes, j’arrive à lui proposer des arguments convaincants !

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