Le réveil du dragon

« Oui, il faut montrer au dragon qu’il n’est pas le maître ici », chuchotent les bosquets. Le chemin répond tout bas : « Qu’il comprenne que ni les racines, ni les feuilles, ni les montagnes, ni même les pommes, pas plus que le ruisseau ou les bosquets, ne l’ont invité sur la colline ronde ». Le ruisseau murmure à son tour « Il suffit de réveiller Åfnør, et, tous ensemble, de lui dire ses quatre vérités ! »

«  Elles ont raison ! Ensemble, tout devient possible ! Feuilles, bruissez avec le vent, dit le chemin, il dort, et même s’il se réveille, le dragon ne fera rien ». « Ruisselles, ruisseau, tu sais bien que le dragon n’y peut rien, dit le pommier. L’herbe verte encourage les branches « Entrechoquez-vous ! Que voulez-vous qu’il trouve à y redire ? – Åfnør n’a pas osé agir contre l’orage, il n’osera pas plus contre une avalanche, disent les feuilles aux montagnes. »

Mais si, de l’avis général, Åfnør est inoffensif,  feuilles, branches, arbustes et même les montagnes, personne n’ose être le premier à le défier. Chacun, et même les montagnes tout là-bas, attend que quelqu’un d’autre commence d’abord. Par modestie, par prudence et peut-être aussi un peu par lâcheté. Le ruisseau, le chemin et l’herbe verte diraient qu’il faut attendre le bon moment. Se lancer à contretemps pourrait tout compromettre : Åfnør est quand même un dragon. Savoir le moment ? Il suffirait d’un signe, un matin.

En attendant ce signal, chacun reste coi. C’est à peine si le vent fait froufrouter l’herbe verte et bruisser les feuilles qui renaissent aux branches des bosquets, à peine si la pluie plicploque la surface de la rivière qui ruisseaute tout doucement entre les cailloux. Et puis, un matin tout tranquille et serein, tandis qu’au pied du pommier le grand dragon dort toujours, de petits bourgeons fripés apparaissent entre les jeunes feuilles des branches du pommier. L’arbre se couvre bientôt de fleurs blanches et roses, puis de minuscules pommes, rouges, vertes et jaunes apparaissent.

Chacun regarde les fruits qui grossissent jour après jour. L’espoir renait sur la colline ronde. Qui, mieux que les sœurettes des petites pommes de l’an dernier, saurait donner le signal ? Mais, passent les nuits et les jours, les petites pommes ont beau s’arrondir encore et toujours, elles ne chantent pas. Est-ce qu’elles ne savent pas chanter ? Leurs sœurs aînées étaient vraiment des petites pommes à part, les seules de leur genre ? Ou alors elles ont décidé de rester silencieuses. 

Et si c’était ça, le signal ? Quelque chose d’infime, c’est certain, sans démesure, mais juste à la taille des herbes, des feuilles, des pommes, des racines et de la colline ronde. Il faut au moins essayer… Alors l’herbe verte arrête son incessant frémissement. Figées, les feuilles nouvelles ne bruissent plus. Le ruisseau ne clapote plus contre les cailloux du gué. Les racines enfouies dans la terre gardent le silence, et les bosquets restent muets. En un instant, les mille minuscules bruits de la colline ronde se sont tus. Par vagues, un grand silence s’étend aux alentours, jusqu’aux montagnes lointaines qui s’efforcent de ne pas laisser rouler une seule pierre, un silence comme on n’en a jamais entendu.

Comment Åfnør va-t-il réagir, songent les feuilles ? Va-t-il seulement réagir, se demandent les branches qui oscillent en silence ? Il semble toujours dormir, enveloppé dans ses vastes ailes. Soudain, entre les plis de l’aile une oreille pointue se dresse, interrogative. Puis une seconde. Chacun retient son souffle. La lourde bête bouge dans son sommeil. Sa lourde tête émerge à son tour. Chacun songe, mi-ébaubi mi-inquiet  « : Est-ce qu’on y serait arrivé ? Est-ce notre silence qui a réveillé le dragon ? Et maintenant, que va-t-il faire ? »

Le dragon ouvre les yeux, scrute tour à tour les bosquets, le pommier, les feuilles nouvelles, le ruisseau, fait le tour de la colline verte. Son regard bleu perçant s’arrête sur les petites pommes rouges, jaunes et vertes, puis repart vers le chemin et porte jusqu’aux montagnes qui bornent l’horizon. L’énorme Åfnør s’ébroue, se dresse à moitié sur ses pattes griffues, se gratte le flanc, déplie une aile, puis l’autre. Il s’interroge en baillant : « Qui m’a réveillé ? Je n’entends rien…voyons, la colline ronde est bien là, avec ses bosquets, le pommier, les branches, les feuilles, le chemin qui poudroie au milieu de l’herbe verte et la rivière qui zigzague, et il y a même de nouvelles petites pommes… mais ça n’est pas comme ça devrait être. »

* * *

et c’est toujours à suivre ! 

19e épisode. Si vous avez manqué les précédents, le Grand Récapitulatif est là. Illustration : enluminure, Dragon, fleurs et fraises, XVIe siècle,  Bibliothèque municipale de Toulouse/Gallica

32 commentaires

  1. Le dragon va se rendormir avec tout ce silence 😉 le printemps sera silencieux c’est sûr, mais la nature sera triste. Les feuilles savent danser dès leur naissance, c’est une évidence, alors !? C’est un comble et une torture de nous faire attendre, ne serait-ce qu’un jour de plus… ❤ j'aime beaucoup

    • Merci Patchcath ; non, le dragon ne vas pas se rendormir, en tout cas pas avant d’avoir achevé l’histoire et tout remis dans l’ordre où les choses qui sont elles-même sont bien ce qu’elles sont…(enfin, quelque chose comme ça) 🙂
      la suite ? sitôt qu’elle sera écrite…

  2. Un matin, ça ne sert à rien, disent les mauvaises langues. Là, on voit bien que c’est faux, et le mouvement de protestation silencieuse semble avoir porté ses fruits. A moins qu’il ne s’agisse que d’une coïncidence…

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