Conciliabule sur la colline

Une fois, deux fois, trois fois, à chaque éclair qui zèbre le ciel, répond le tonnerre qui s’époumone  tandis que la pluie crépite dru sur la colline ronde et que le vent mugit une chanson farouche.

Ailes grandes ouvertes sous la pluie battante, le dragon pose bien à plat ses pattes griffues sur le dos vert de la colline ronde, fait glisser sa longue queue sur l’herbe humide, et, tournant lentement la tête, fixe tour à tour le pommier, les bosquets, le ruisseau qui éclabousse ses rives, et même, derrière le rideau de pluie, les montagnes qui bornent l’horizon. Un petit nuage de vapeur bleue s’échappe de sa gueule entrouverte.

Pommier, bosquets, racines et branches suivent le regard du dragon et s’inquiètent : que va faire Åfnør ? Une fois, deux fois, trois fois, ses vastes ailes battent doucement, comme pour égoutter l’eau qui ruisselle sur leur peau membraneuse. Puis il les ramène sur lui de façon à s’en envelopper de la pointe de son mufle jusqu’aux derrières écailles de sa queue effilée. Puis il ferme ses paupières, clôt sa gueule fumante. Bien à l’abri sous ses ailes, indifférent à l’orage qui redouble et aux éclairs qui zigzaguent, couché sur l’herbe verte, Åfnør se rendort tandis qu’un dernier petit nuage bleu s’évapore sous la pluie.

Surpris, le pommier ! Le dragon n’a rien fait ?! Épatées, l’herbe, les branches, les feuilles ! Ne s’est pas envolé ?! Soulagés, les bosquets et les buissons ! N’a pas grondé ?! Incrédule, le ruisseau ! Ni menacé l’orage ?! Coi, le chemin ! Même pas craché des flammes ?! Les montagnes qui ne s’étonnent plus de grand-chose se demandent si elles ont bien vu ! Mais oui, malgré la pluie et la distance qui les sépare de la colline ronde, elles ont bien vu le dragon se rendormir…

L’orage passé, on conciliabule à voix chuchotée. Le pommier glisse aux bosquets : « Il dit qu’il veut du silence, mais il ne fait rien contre l’orage ». Les feuilles chuchotent aux racines : « Il prétend qu’il n’acceptera aucun bruit, mais il supporte le tonnerre ».

Jours et nuits se succèdent. L’automne laisse place à l’hiver, les feuilles et la pluie à la neige et au givre qui fait une carapace étincelante au grand dragon endormi sur la colline désormais toute ouatée de neige. Sous la glace lisse qui le recouvre, le ruisseau glougloute tout seul : « Il veut simplement que chaque chose soit ce qu’elle est, et pas autre chose ».

Fond la neige, vient le printemps, la colline ronde se couvre d’une herbe vert tendre. Åfnør dort toujours. De petits nuages pommelés laissent tomber de belles averses. De petites fleurs pointent entre les brins d’herbe. Les montagnes songent en silence : « Les petites pommes n’avaient qu’à pas chanter ! C’est un peu de leur faute si Åfnør les a chassées loin de la colline ronde.….»

Passent les jours et les saisons. Le conciliabule continue. Le chemin chuchote : « On s’inquiète pour rien, le dragon n’a rien dit à l’orage, alors il ne dira rien au ruisseau s’il glougloute, au vent s’il fait bruisser les feuilles, aux branches si elles grincent… ». Mais les feuilles rétorquent : « Mais alors il n’a pas le droit de nous imposer le silence ! »

Un vent léger glisse sur les bosquets, le soleil monte plus haut chaque jour. L’air s’adoucit encore. Chaque jour le dos de la colline ronde est piqueté de nouvelles fleurs. Herbe, bosquets, ruisseau, racines, et même les montagnes qui bornent l’horizon, tout le monde ressent un élan nouveau, l’envie chaque jour plus forte de bruire, de souffler, d’ébouler, de grincer, de ruisseauter à l’aise, et tant pis pour le dragon endormi. « Que risque-t-on ? Il a des crocs et des griffes ? Il crache des flammes ? Et alors ? Face aux petites pommes, il n’a fait que parler et parler et encore parler  ! Et devant l’orage, il n’a même pas osé parler ! Les choses qui sont toujours comme elles sont font parfois du bruit ! Åfnør doit l’accepter, même si ça le réveille ! »

 

* * *

et c’est toujours à suivre ! 

18e épisode. Si vous avez manqué les précédents, le Grand Récapitulatif est là. Illustration : enluminure, Dragon, fleurs et fraises, XVIe siècle,  Bibliothèque municipale de Toulouse/Gallica

28 commentaires

  1. Le ciel, encore une fois,
    qui répond au tonnerre.
    La pluie crépite, battante,
    sur la colline ronde.
    Et le ruisseau s’échappe
    sans s’étonner de rien.
    C’est à voix chuchotée
    pour y contrer l’orage
    que le vent, fidèle à sa nature,
    s’ouvrira à l’hiver.

  2. Ne pas se fier aux préjugés, toujours croire en soi , être audacieux même devant l’adversité. Ne jamais dire jamais, tout être le plus dangereux qui soit peut évoluer et nous surprendre. Voilà ce que je retiens à la lecture de ton histoire à épisodes 🙂 Bon dimanche

  3. L’atmosphère s’adoucit, devient paisible, on se détend au fur et à mesure… Finalement, on pourrait s’en faire un bon voisin d’hiver de cet Afnor 😉 Merci pour ce petit chapitre du dimanche matin ❤

  4. Pendant que tu nous tiens en haleine, mon chat ronfle……. a dû être dragon dans une autre vie (ou pomme bleue qui sait 🙂 ) mais didon, ça dort combien de temps un dragon normal ?

  5. Dans la frénésie de ces deux derniers mois, je crois bien avoir tout loupé de ce feuilleton, mais j’ai adoré cet « épisode », je vais essayer de revenir aux sources, et de commencer par le début ! Essayer ! Belle journée,

  6. On retrouve montagne, ruisseau, herbe et les autres tout prêts à se syndiquer pour faire valoir leurs droits face au potentat local. J’espère que ce n’est pas un briseur de grève… Pour un épisode où, formellement, rien ne change, il s’en passe des choses.

    • la lecture de ton article sur les classes et la lutte a été lu jusque sur la colline ronde 🙂 !
      sinon, techniquement, ça n’est pas évident de faire bouger des personnages qui sont enracinés ou endormis… alors j’essaie de les remuer dans leur tête.

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