Le grand dragon bleu s’est endormi sur l’herbe verte de la colline qui fait le dos rond pour ne pas réveiller son hôte. Les branches et les feuilles du pommier et des bosquets alentour font de leur mieux pour ne pas bruire au fil du vent qui retient son souffle. L’herbe essaie de ne pas chatouiller le ventre de la bête. Les montagnes tapies à l’horizon retiennent leurs pierres qui roulent. Les racines restent aussi immobiles que possible – c’est plus facile pour elles que pour le ruisseau qui s’efforce de ne pas glouglouter – pour ne pas interrompre le sommeil de l’énorme Åfnør étendu sur l’herbe verte de la colline ronde. Les petites pommes qui chantent ? Personne ne les a oubliées, mais bon, elles ne sont plus là, et puis avant de penser aux autres il faut d’abord faire attention à soi, et donc à ne pas réveiller Åfnør. Sans compter que c’est un peu de leur faute, aux petites pommes qui chantaient, si le dragon est là, maintenant, sur la colline ronde.
Passe le jour, vient la nuit. Au matin Åfnør dort toujours. Le soleil tourne dans le ciel, des nuages passent, puis une autre nuit, la lune et les étoiles, puis un autre matin. Les nuits s’allongent et les aubes fraichissent : voici l’automne. Tombent les feuilles, le plus doucement qu’elles peuvent pour ne pas réveiller le dragon. Parfois, l’une ou l’autre effleure le pli d’une aile, ou glisse sur le dos écailleux. Alors tout le monde, feuilles, bosquets, ruisseau, racines, retient son souffle. Mais non, le dragon dort toujours.
Mais un matin le ciel se couvre de nuages épais. Voilà la pluie qui crépite sur les petites feuilles cramponnées aux branches. Il pleut tant que l’eau ruisselle sur le dos rond de la colline, jusqu’au ruisseau qui grossit et fait rouler les pierres du gué. Le pommier retient son souffle : pour le coup, le dragon va se réveiller ! Que va-t-il dire, lui qui aime rien tant que le silence ? Rien, on dirait bien qu’il dort. Et puis le vent se lève, un vent qui courbe l’herbe, fait claquer les branches, lever de courtes vagues rageuses sur le ruisseau, et siffle une chanson de tempête ! Pour le coup, ça y est, le raffut va tirer l’énorme Åfnør de son sommeil, et il ne sera pas content ! Que va-t-il faire, lui qui leur a demandé le plus grand silence ?
Et voilà qu’un éclair zigzague dans le ciel noir, suivi d’un roulement de tonnerre qui claque et rebondit entre les montagnes à l’horizon ! Cette fois, c’est sûr, le vacarme va réveiller le dragon. Réveillé et trempé, il va être en colère ! « Et sur qui passera-t-il cette colère, demande l’herbe verte ? – Sur la pluie, dit le pommier ? – Sur le vent, dit le ruisseau ? – Sur l’orage, murmurent les bosquets ? – Sur les éclairs et le tonnerre, espèrent les montagnes derrière le rideau de la pluie ? – Non, plutôt sur l’herbe verte et couchée par le vent, répond le chemin. – Plutôt sur les bosquets, hoquète le ruisseau. – Plutôt sur les racines, bruissent les feuilles qui claquent dans le vent, et la voix des montagnes invisibles chuchote – Plutôt sur le ruisseau qui roule en contrebas ! »
Soudain tous se taisent : le grand dragon bleu vient de bouger dans son sommeil ! La faute aux stridences du vent ? Aux grondements du tonnerre ? Au clapotis de la pluie ? Au chuchotis affolé des feuilles, des branches et des buissons ? Bien malin qui le saura ! D’ailleurs, on s’en fiche ! Le seul fait important, c’est que le grand corps écailleux de l’énorme Åfnør roule à demi sur le dos de la colline ronde, tandis qu’une de ses pattes griffues prend appui sur les racines du pommier. « Comme il a de grandes pattes ! » hoquète le ruisseau. Son mufle se soulève, laissant apparaitre sa gueule aux crocs aigus. « Comme il a de grandes dents », murmurent les feuilles. Ses yeux s’ouvrent à demi. . . « Comme il a de grands yeux » remarquent les bosquets alentour, tandis que les feuilles, coites de peur, voient, dans la lumière des éclairs qui redoublent, les grandes ailes bleues qui se déploient lentement.
* * *
évidemment, c’est encore à suivre !
17e épisode. Si vous avez manqué les précédents, le Grand Récapitulatif est là. Illustration : enluminure, Dragon, fleurs et fraises, XVIe siècle, Bibliothèque municipale de Toulouse/Gallica
à suivre ? Orage, Oh ! désespoir.
il n’y a pourtant pas de corneille dans ce conte (des racines, oui, mais c’est l’autre) 🙂
LR pas content : le temps l’oblige à sortir de sa retraite… 🙂
comme dit la sagesse populaire, le fond d’LR effraie… 🙂
Dragons sous l’orage ?
Sous l’eau ?
Rage !
🙂
Le petit chaperon rouge va peut-être intervenir pour sauver la situation !
ah, c’est une idée ! mais Mère Grand va-t-elle la laisser sortir sous la pluie ?
elle se débrouillera si elle est vraiment motivée, on sait qu’elle a de la personnalité cette petiote !
c’est sûr…mais bon, faut déjà que je me débrouille avec les trois petites pommes, Åfnør, le ruisseau, la colline ronde et les montagnes au fond, alors rajouter un personnage, surtout avec de la personnalité, je ne sais pas trop si c’est bien le moment 🙂
c’est toi le Maître à bord 😀 même si parfois l’histoire t’échappe un peu 😀
autrement dit « puisque ce chaos nous dépasse, feignons d’en être l’organisateur » 🙂
j’en profite pour te souhaiter un bon bloguanniversaire !!
(j’ai l’impression que mes commentaires sur les blogs amis finissent à la corbeille…)
Ordo ab chao comme disent certains 🙂 merci pour tes vœux, y a toujours moyen de communiquer, quanc ça n’est pas ici, c’est là mdrrrrrrr bonne soirée Carnets
Le sommeil de ce dragon qui impose le silence résonne comme un crescendo symphonique !
merci Danielle ; il faut que je soigne le prochain épisode : après le crescendo, gare à la chute (des pommes ?) !
On va bientôt savoir à quoi ressemble le réveil d’un dragon (bleu).
le suspense, toujours le suspense… il faut que je me renseigne sur ce que prennent les dragons au petit déjeuner… manquerait plus qu’il soit affamé !
Hmmm, trois petites pommes roties et caramélisées !
c’est tentant ! mais il les a fichu à la rivière dans l’épisode précédent (pas encore au point, l’énorme Åfnør) 🙂
Tout le monde le sait, la pluie, c’est le gros problème des dragons. Ça leur fait comme une extinction de voix.
Tu as raison ; et faut ajouter plus de difficultés pour cracher du feu !
Je me demandais mais tu dois avoir la réponse car tu connais ce dragon bleu vu que c’est toi qui l’a fait : crache-t-il des flammes bleues comme celles du gaz?
Je ne l’ai pas encore vu faire mais je pense que comme les petites pommes devenues dragons crachaient des flammes jaunes, rouges et verte, alors oui, Åfnør devrait cracher des flammes bleues. J’espère qu’on aura l’occasion de vérifier 🙂
Dis je pense à un truc, si ton dragon crache des petites flammes bleues bien chaudes, y a p’tet moyen de se chauffer auprès de lui à moindre coût cet hiver… C’est à envisager non? Parce que malgré tout, c’est un gentil dragon l’énorme Åfnør et il pourrait nous venger de l’horrible autre dragon moins énorme mais qui ne crache que sa haine.
C’est une idée… mais là, faudrait déménager sur la colline ronde, parce que j’ai l’impression qu’Åfnør s’y trouve bien 🙂
il pourrait aussi aller rappeler les normes de la politesse et du bon voisinage à certains…
Décidemment, il s’en passe, des choses, dans un instant de temps suspendu ! Et il suffirait que bosquets, rivières et racines se mettent en tête de chanter pour que le cycle recommence du début…
Belle idée ! Figures-toi qu’ils pourraient bien y songer…mais comment Åfnør prendrait-il la chose ?