« Un coup de pouce ? Tu veux dire, Åfnør, que tu vas nous emmener au château du roi, demande la petite pomme rouge ? – Oh, oui, ce serait tellement plus simple ! s’écrie la petite pomme jaune. La petite pomme verte, elle, dit : Mais pourquoi tu ne nous a pas proposé ça depuis le début ? – Petites pommes, répond le dragon, je ne vous ai pas promis de vous emmener au château du roi, simplement un coup de pouce. Et il est temps de tenir me promesse. »
L’énorme Åfnør lève une de ses doigts griffus devant les trois petites pommes jaune, verte et rouge, le replie lentement, et d’une simple pichenette, les envoie rebondir à travers l’herbe. Elles roulent sur le dos rond de la colline, dépassent les bosquets, franchissent d’un trait le chemin en soulevant la poussière qui poudroie, arrive au bord de la rivière, et là, plouf plouf plouf ! Voilà les trois petites pommes qui plongent dans l’eau, comme trois petits bouchons rouge, vert et jaune, au beau milieu du courant qui les emporte !
Les petites pommes, à l’eau ? Le pommier, les feuilles, les branches, la colline ronde et l’herbe verte, tout le monde, les suit des yeux. Tout le monde, sauf la rivière qui les emporte, et les montagnes qui sont trop loin et un peu trop myopes pour repérer trois minuscules pommes dans l’eau. Et sauf Åfnør qui s’étend dans l’herbe verte et ferme les yeux.
Quand les petites pommes ont disparu au-delà du coude de la rivière, herbes, pommiers, branches, tous se tournent désormais vers l’énorme dragon bleu. Alors, lentement, Åfnør ouvre un œil, plus l’autre, et regarde tour à tour l’herbe verte, puis le chemin, les bosquets, la rivière qui glougloute. Puis levant son énorme tête, il jette un long coup d’œil vers les montagnes à l’horizon. Enfin, il se tourne vers le pommier et dit :
« Je leur avais bien dit, pourtant, de ne pas faire confiance à un dragon ! Mais voilà, elles chantent, elles chantent tout le temps et elles n’écoutent jamais. Quoi ? Si je sais où elles iront ? Ne me le demandez pas : je suis dragon, pas devin. Dans un compotier, le sac d’un voleur de pommes, ou bien encore dans l’estomac d’une chèvre. Et si ça se trouve, peut-être même au château du roi. Ce que je sais, en tout cas, c’est que, où qu’elles soient, elles y seront plus à leur place qu’ici, à chanter tout le temps leur idiote de chanson. Oh, quel beau silence ! Enfin ! Je crois bien que je n’ai jamais tant parlé. Ni tant écouté, bien sûr. Evidemment, j’aurais pu les griller d’un coup d’un seul, mais l’odeur de la pomme cuite et si tenace… et personne ici ne veut d’un incendie, n’est-ce pas ?
Entendant cela, et pensant au sort des trois petites pommes emportées par la rivière, les bosquets alentours tremblent, le ruisseau s’étrangle sur les cailloux du gué, l’herbe se hérisse sur le dos rond de la colline, les feuilles bruissent aux branches du pommier. Mais, pensant à ce qui arriverait à qui oserait tenir tête à Åfnør, personne n’ose rien dire.
Le dragon bleu a encore grandi, et désormais l’énorme bête couvre désormais toute la colline ronde. Sa gueule est posée dans l’herbe près du tronc du pommier, tandis que sa queue s’enroule autour des bosquets.
– Bien, personne ne proteste. Tant mieux. Je crois que je vais me plaire ici. Ah, une chose encore : s’il vient à quelqu’un, herbe, branche, racine, rivière, ou n’importe qui d’autre, l’envie, un jour, de fredonner, siffloter, chantonner une chanson d’herbe, d’eau, de branche ou de racine, ou de n’importe quoi…vous êtes prévenu que je ne serais pas aussi patient qu’avec les petites pommes qui chantaient.
Quoi disant, Åfnør regarde tour à tour les bosquets, le pommier, le chemin, la rivière. Puis il ajoute d’une voix très basse, mais qui porte jusqu’aux montagnes qui ferment l’horizon : Très bien, nous allons nous entendre. Enfin, nous entendre… il faut que vous sachiez une dernière chose : s’il y a quelque chose que j’aime encore plus que les choses qui sont ce qu’elles sont, c’est le silence. Pourquoi ? Voyons, vous voyez que je suis un dragon ? Vous savez que les dragons aiment l’or. Et vous connaissez le proverbe, le silence est d’or. Voilà, vous savez tout. »
Alors, l’énorme Åfnør replie précautionneusement ses ailes sur son dos, repose doucement son mufle dans l’herbe verte, clos ses grands yeux d’un bleu luisant et s’endort paisiblement.
* * *
encore à suivre !
16e épisode. Si vous avez manqué les précédents, le Grand Récapitulatif est là. Illustration : enluminure, Dragon, fleurs et fraises, XVIe siècle, Bibliothèque municipale de Toulouse/Gallica
Bah voilà j’avais bien l’intuition que ce dragon bleu n’était pas un mai des petites pommes…Bon j’espère qu’elles auront trouvé une branche salutaire pour s’accrocher et rebondir:) Quoiqu’il en soit j’adore la chute de cette épopée musicale des petites pommes. Il est vrai que j’apprécie ce silence tôt le matin, propice à l’écriture de toutes les histoires, qui sont forcément vraies puisqu’elles ont été écrites 🙂
Je voulais dire un ami et non un mai, je ne sais pourquoi parfois les doigts sur le clavier peinent à suivre ma pensée 🙂
les doigts tricotent parfois moins vite que la tête, et voici le mois de mai qui arrive en ami 🙂
Merci Mijo ! Ami, ennemi, c’est parfois difficile de s’y retrouver. Disons que la petite pomme bleue a son propre objectif : dormir… ce qui est incompatible avec le voisinage de trois pommes qui chantent :).
Cet « Åfnør » a vraiment un comportement désagréable, il faudrait le mettre aux normes
Merci John ! Désagréable ? Non, simplement égoïste 🙂 et encore, plutôt patient pour un égoïste : ça fait seize épisodes qu’il supportent les petites pommes chantantes 🙂
Quelle allégorie ! Vos premiers épisodes et leur château improbable m’évoquaient le dessin animé de Prévert, « Le roi et l’oiseau ». Et voilà que le dragon bleu obscur a bouté hors champ nos trois pommes-devise. Que reste-t-il de nos envies ?
🙂
Quel traître ce dragon bleu ! tu avais raison, il ne fallait pas s’y fier……… il n’y a guerre que les chasseurs de dragons pour nous débarrasser de lui……… mais la priorité est de suivre nos écervelées ! ( https://www.youtube.com/watch?v=SjgUyBK-xAk )
tu veux envoyer les pommes au cinéma ? tu es sûre ? te rappelle tu du rôle des pommes dans Blanche-Neige ? 🙂
oups ! 😀
Il ne semble pas perdre le Nord, ce dragon (de papier ?)… 🙂
Oui, pas de doute, il avait son agenda caché (comme on traduit très mal) depuis le début, ce dragon (de papier, bien sûr, à défaut de tigre du même métal)
Qui osera tenir tête à cet énorme Åfnør ?
Je suis une fois de plus accrcohé à la falaise !
Qui osera lui tenir tête ? c’est pas moi !
un cliffanguère à chaque fin de page, c’est le minimum pour un feuilleton (bon, là, le suspense c’est un dragon qui s’endort…) 🙂
Oui mais Confucius, à moins qu’il ne s’agisse de Lao Tseu, ne disait-il pas « il n’est pire dragon que le dragon qui dort » ?
pire qu’un dragon qui dort ?? heu, un dragon qui fait un cauchemar ?
Et le cauchemar d’un dragon, c’est trois petites pommes qui chantent, la rivière qui glougloute, les feuilles qui bruissent, sans oublier le poussin qui pioute !
Pauvre dragon.
Mais alors, jamais il ne se retranformera en pomme bleue ce dragon? Ce serait l’occasion de s’en débarrasser…
ah oui, les petites pommes auraient pu essayer de le convaincre de redevenir une petite pomme bleue et le jeter au compost… mais maintenant, c’est plus-com-pli-qué 🙂
a)J’entends compost ? ça va tout droit dans le restaurant d’Oignon Braisé.
b) On dirait que la comédie musicale va bientôt manquer de musique. Sauf si le dragon ronfle.
J’adore l’idée qu’il s’adresse au pommier, et donc, indirectement, à nous. Sommes-nous des pommiers ? Et donc est-ce que nous lectrices et lecteurs, à travers notre imaginaire, nous contribuons à engendrer en partie la destinée des pommes ? Décidemment, ce dragon ne manque pas de souffle.
tu vois plus loin que moi ; je me suis seulement dit que les pommes venant du pommier (scoop !), il était logique que le dragon s’adresse à lui, plutôt qu’à l’herbe ou aux collines… Et oui, lecteurs et lectrices sont essentiels dans la destinée des pommes : sans témoin, pas d’histoire !