Et voilà, envolées, les petites pommes devenues dragons ! Avant de prendre leur essor vers le château du roi, elles veulent découvrir leurs nouveaux pouvoirs de pomm’dragons.
Aussi, la petite pomme jaune, devenue un petit dragon jaune, tourbillonne autour des bosquets en zigzaguant au ras des feuilles. La pomme rouge, désormais un petit dragon rouge, monte en chandelle vers les nuages, pour voir jusqu’où elle peut aller. Oh, haut, très haut !
La verte, enfin, vole entre le sol et le soleil, et l’ombre de ses ailes grandit sur la colline ronde. Leur chanson de petites pommes devenues dragons résonne entre les montagnes.
Pommes nous sommes,
pommes nous étions.
Devenues dragons, pommes
nous sommes trois dragons.
Et tout le monde, des montagnes lointaines à la colline ronde, de l’herbe verte aux bosquets, du ruisseau glougloutant au chemin poudreux, et bien entendu, le pommier, ses branches et ses feuilles, tout le monde s’éberlue en entendant le chant et en suivant le vol hardi des trois petits dragons. Et voilà qu’au même moment, les trois dragons crachent trois grandes flammes, l’une verte, l’autre rouge. Vous vous en doutez, la dernière est jaune.
Mais au moment même où les flammes rouge, verte et jaune jaillissent de leur gueule, le chant des trois pomm’dragons s’arrête. Avec la fin de la chanson, ailes, crocs, queues, cuirasses écailleuses, griffes et mufles disparaissent ! Il n’y a plus que trois pommes qui tombent, tombent sur la colline et rebondissent sur l’herbe. Il n’y a plus dans l’air que trois petits nuages de fumée que le vent disperse, et les
pomm’….omm’ …omm’……mm’
que les montagnes se renvoient en écho. Essoufflées et estourbies dans l’herbe verte, les pommes tentent tant bien que mal de reprendre leur souffle. Et c’est alors qu’une petite voix moqueuse perce le silence : « Cracher des flammes ou chanter, il faut choisir ! »
Vous l’avez deviné, c’est la voix de la petite pomme bleue que tout le monde avait bien oublié. Colline, bosquet, ruisseau, tout le monde se tourne vers elle. Et voilà que tout le monde a peine à la reconnaitre : elle est toujours petite et bleue, mais couverte d’écailles, avec un mufle fendu par une gueule pleine de minuscules dents aiguës, deux ailes repliées sur son dos, et, derrière elle, une queue pointue qui fait bientôt le tour de la branche où est elle suspendue.
Ça alors ! Elle aussi est devenue un dragon ! Et, sans chanter, elle !
D’un bond, la petite pomme-dragon bleue saute de l’arbre et plante quatre pattes griffues dans l’herbe verte. Puis, toujours en silence, le petit dragon bleu grandit, grandit, jusqu’à, pattes massives, longue queue pesante, ailes gigantesques, mufle épais, dépasser la cime du pommier. L’énorme bête regarde alors les trois minuscules pommes dans l’herbe, et dit :
« Hé oui, chanter, ça demande du souffle. Cracher du feu, aussi. Vous venez de découvrir qu’on ne peut pas faire les deux en même temps ! Mais vous avez l’air tout époustouflées. C’est moi qui vous impressionne ? Il est temps que je vous le dise : je m’appelle Åfnør, et je ne suis pas une petite pomme bleue, mais un dragon. Un dragon terriblement maniaque : je tiens par-dessus tout à ce que chaque chose soit bien ce qu’elle doit être.
– Pourquoi tu tiens à ce que chaque chose soit bien ce qu’elle doit être, et pas autre chose ? ose demander la petite pomme verte.
– Parce qu’être tout et son contraire, c’est bien joli mais ça complique tout. Au tout début du monde, tout était mélangé, l’herbe, la terre, l’eau, le ciel et le reste. Vous n’imaginez pas le temps que ça nous a pris de tout distinguer, répartir, différencier, ordonner et nommer.
– Distinguer et nommer, pourquoi faire ? demande à son tour la petite pomme jaune. Et la petite pomme rouge ajoute – Nous ? qui, nous ? Nous les pommes ? Åfnør répond :
– Nous ? Les dragons, bien sûr. Je vous parle d’un temps où il n’y avait que nous. Le reste est venu après, une fois tout ce cahot trié, ordonné, classé, nommé…. Et pourquoi distinguer et nommer ? Pour que chaque chose ait sa place et ne se confonde pas avec sa voisine, la poire avec la pomme, le chemin avec la rivière, la colline avec la montagne, la terre avec le ciel. »
L’énorme Åfnør se tait un instant, et regarde tour à tour la colline, un bosquet, la rivière, le pommier :
« Pour moi, une colline ronde, c’est une colline et c’est rond : pas une montagne, plus haute et pointue. Un bosquet, c’est plusieurs arbres ; moins qu’une forêt. Une rivière, de l’eau qui court ; toujours dans le même sens. Un pommier, un arbre avec des pommes. »
Ses yeux se posent sur les trois petites pommes dans l’herbe :
« Et une pomme, une pomme ; et c’est silencieux. D’accord ? Donc, vous trois, les petites pomme qui chantent, vous n’avez pas votre place ici…
– Mais, Åfnør, on est des pommes…, hasarde la petite pomme verte, et la petite pomme jaune enchaine : chantantes, mais des pommes… avant que la petite pomme rouge lui coupe la parole : alors comment on va la trouver, notre place, Åfnør ?
– Pas d’inquiétude, je vais vous donner un coup de pouce. »
***
encore à suivre !
15e épisode. Si vous avez manqué les précédents, le Grand Récapitulatif est là. Illustration : enluminure, Dragon, fleurs et fraises, XVIe siècle, Bibliothèque municipale de Toulouse/Gallica
L’énorme Åfnør va édicter la norme pour devenir dragon ?
:Pour dragon, peut-être pas (peut-il se normer tout seul ?) mais surtout pour tout le reste 🙂
J’adore l’énorme Åfnør 😉. C’est bien lui le cousin d’Isø n’est-ce pas?
🙂 Cousins, oui, mais je ne sais pas s’ils s’entendent si bien que ça, Isø et Åfnør 🙂
Les pom pom girls ont toujours aimé les dragonnes… 😉
Ah ça, l’arrivée d’Åfnør, c’est une surprise !
Vite, la suite, Jérôme. 🙂
Merci Jean Louis ! ça fait un moment qu’Åfnør est attendu, mais c’est que j’ai hésité longtemps pour trouver comment justifier le terrrrrible jeu de mot 🙂
Ah je ne m’attendais pas à l’arrivée du puissant Åfnør …. bon moi j’ai un faible pour les trois tites pommes chantantes, j’espère qu’il ne va pas en faire une tarte tatin!
Pas d’inquiétude, Åfnør est un invité de marque, mais les trois tites pommes sont les héroïnes, il ne leur arrivera rien de (trop) grave avant la fin de l’histoire…
Ouf! On finit par s’attacher à tes petites pommes 🙂
Je la trouvais un peu bizarre aussi, la pomme bleue… Mais voilà, tout s’explique…
tu la trouvais un peu bizarre…? trop bleue pour une pomme ? 🙂
Bon ! faisons confiance à Afnor, il doit connaître les normes à respecter !
mais peut on faire confiance à un dragon ? surtout un dragon qui se transforme en pomme ?
et qui conseille à des pommes de se transformer en dragon ?
??
on le saura… en lisant la suite !!
Ainsi donc, il y aurait encore une chance que la norme ne cloue pas définitivement le bec…
Rien n’est joué, à une lettre près, l’ énorme Åfnør n’est pas une des trois Nornes
et le bec des pommes (si on peut tenter ce raccourci morphologique…) n’a peut-être pas fini de chanter 🙂
Bonne surprise ! 🙂
La première partie du texte est très musicale, particulièrement agréable à lire. Ensuite, COUP DE THEATRE, et tout à coup, tu nous offres du worldbuilding profond, ce qui est une nouveauté dans cette histoire, en tout cas à ce niveau. Je suis particulièrement sensible à l’idée selon laquelle le langage ait participé à l’éveil du monde.
Dans la première partie, je me suis fait plaisir : tant qu’à avoir trois petits dragons, autant les faire montrer un peu leurs talents 🙂
le coup de théatre ? ça fait 17 épisodes que je sais que la petite pomme bleue est un dragon ; il me tardait de partager l’info avec les lecteurs !
le worldbulding est venu par hasard : une fois adopté le nom du dragon pour le plaisir du jeu de mot, je me suis demandé comment le justifier : normer, c’est classer, ordonner… et voilà le dragon chargés d’organiser le chaos du monde à sa création. Maintenant je me dis que ça donne une nouvelle lecture de la Genèse…..
Oui, c’est exactement ça. Le monde fut créé lorsque les premiers humains se mirent à raconter des histoires. Ou les dragons, en l’occurrence