J’allais au hasard par les allées désertes, dans la nuit chaude de ce mois d’août finissant. L’obscurité était seulement trouée par la houle des applaudissements qui montait en vagues crépitantes et par les appels des cuivres qui annonçaient, là-bas, sous le grand chapiteau, l’entrée de Kiki l’otarie savante. Tout était clos alentour, les manèges, les chamboules-tout, le palais des horreurs, les tentes-ta-chance et les auto-tampons. A cette heure, le pithécanthrope mange-caillou de Java savourait une blanquette de légumes, Sait-tout-voit-tout le mage ravaudait son linge, la patronne du tous-les-coups-on-gagne piquait un roupillon et Irma-la-Chance faisait son tiercé. Ils remettraient le couvert tout à l’heure, une fois le chapiteau vidé, après la grande parade, pour le dernier coup de collier du dernier jour de foire.
Un lampion souffreteux m’a tiré l’œil vers la femme et la lune peintes sur les planches, pas très souriantes ni l’une ni l’autre. C’est alors que j’ai vu le gars sur l’estrade. A son poste en pleine heure creuse ? Je me suis planté devant, et, bêtement, j’ai lancé :
« Tu vends quoi ? »
M’a-t-il seulement entendu, à travers le tromblon des barrissements de George l’éléphant-acrobate ? J’ai attendu que le brouhaha s’estompe, et j’ai insisté en déchiffrant l’enseigne à haute voix : «Trip to Mars… dix cents … ça fait pas cher le voyage ! Tu fais les aller-simple ? Le retour est garanti, au moins ? Où bien tu nourris Raoul le lion mangeur d’homme avec tes clients, avoue ?»
Il n’a pas répondu. Bien ma chance, un bonimenteur taiseux. A ce moment, la lune s’est glissée entre les nuages et a éclairé, blafarde, l’autre lune peinte. Alors j’ai repris : « Et Mars, c’est pas la lune ! Tu me fais un sacré astronaute, tiens ! Un conseil, repeins-la en rouge, ça ira mieux ! Mais je suis bête, tu le sais, si tu y es allé. Non, bien sûr, t’es pas le pilote de la fusée, juste le gars de l’entrée ».
Il n’a rien dit. Bien sûr, il n’allait pas se fatiguer pour un zigue qui venait lui gâcher son unique moment de silence de la soirée. Aussi, pourquoi je m’accrochais comme ça ? Sans doute à cause de la chaleur et de la poussière jaune qui envahissaient tout. Mais surtout parce que demain, baraques, roulottes et remorques seraient parties et qu’ici ne resteraient de cette semaine de fièvre qu’un grand rond de sable brillant au centre d’un cercle d’herbe écrasée, quelques piquets abandonnés, des affichettes multicolores que le vent brûlant ferait claquer sur les poteaux électriques et de copieux et odoriférants souvenirs de fauves et d’éléphants. Et qui resterait aussi ? Moi, coincé dans cette ville minuscule où rien n’arrivait jamais, avec pour seul horizon la grande plaine rase à perte de vue et la longue pente des jours qui raccourcissent et de la lumière qui fuit de septembre à janvier.
…
***
Une histoire de foire écrite pour l’agenda ironique de l’Ornithorynque. La suite arrive bientôt.
Illustration : Trip to Mars 10 cents. Carnival side show, vers 1900.
En route de si grand matin 😉
Vivement la suite !
en route de si grand matin ? tu accompagnes le cirque qui s’en va dès l’aube ? 🙂
la suite, bientôt 🙂
[…] https://carnetsparesseux.wordpress.com/2022/08/25/un-voyage-vers-mars/ (!! 1ere partie – à suivre donc 😉 […]
Pas foirée, l’histoire de Mars, un coup de barre, et ça repart – dit l’Hercule tordant son morceau de métal.
Joli ! 🙂
« coincé dans cette ville minuscule où rien n’arrivait jamais » ?
C’est ça de demander la lune, double et rousse en plus !
😄
certes, mais attention, faut pas confondre le narrateur, le personnage et l’auteur 🙂
Eh! Je n’avais pas confondu!
Sinon, Raoul le lion m’a fait pensé à celui-ci, merci de l’évocation (exprès ou pas):
https://maitron.fr/spip.php?article154330
🙂
J’ai adoré la présentation de tous ces gens qui font l’attraction belle des cirques 🙂
Je me suis bien amusé à les faire défiler…. retardant d’autant le vif du sujet et le voyage pour Mars 🙂
Tu as pris le contre-pied du voyage vers Mars : le non-voyage vers Mars non annoncé par le non bonimenteur…
tu as raison 🙂 c’est peut-être que, paresseux, j’aime bien les voyages immobiles 🙂
Un départ amusant et prometteur d’une suite savoureuse 😊
merci Juliette ! je me suis bien amusé à faire la foire, mais j’ai surtout pris du retard pour le récit du grand voyage demandé par le maitre de l’agenda 🙂
Mars et puis l’ami… il ne saurait tarder ! 🙂
Joli ! mais Franquin n’en a pas fait une bête de foire 🙂 !!
Zoose fictionner !!! 🙂
J’ai bien lu « un cercle d’herbe écrasée » ? mais je sais ce que c’est ! c’est une soucoupe !
Sinon, c’était très beau. Je croyais rester sur ma faim, mais je crois comprendre qu’il y a une suite… super !
ah mais oui, tu as raison ! c’est un chapiteau alien, une foire extra-terrestre, et Irma-la-chance est originaire de Betelgeuse et Raoul le lion un globule de l’outre-espace ! Un cirque intergalactique, quel meilleur moyen d’étudier les terriens ??? Dire que je n’avais même pas vu ça !! 🙂 chapeau Victorugotte 🙂
et désolé, mais je ne vais pas remanier la suite pour intégrer cette magnifique idée 😦
Mon personnage préféré est Raoul le lion mangeur d’homme.
c’est un petit rôle de composition, mai il le fait bien 🙂
c’est tout à fait le genre du gars frustré par la petitesse de sa ville et l’étroitesse de ses horizons: insulter les gens du voyage 😉
Oh, aurai-je créé un personnage antipathique ?
je le voyais plus râleur que méchant 🙂
je résume ce que je comprends en lisant ceci: « Bien sûr, il n’allait pas se fatiguer pour un zigue qui venait lui gâcher son unique moment de silence de la soirée. Aussi, pourquoi je m’accrochais comme ça ? Sans doute à cause de la chaleur et de la poussière jaune qui envahissaient tout. Mais surtout parce que demain, baraques, roulottes et remorques seraient parties et qu’ici ne resteraient de cette semaine de fièvre qu’un grand rond de sable brillant au centre d’un cercle d’herbe écrasé, quelques piquets abandonnés, des affichettes multicolores que le vent brûlant ferait claquer sur les poteaux électriques et de copieux et odoriférants souvenirs de fauves et d’éléphants. Et qui resterait aussi ? Moi, coincé dans cette ville minuscule où rien n’arrivait jamais, avec pour seul horizon la grande plaine rase à perte de vue et la longue pente des jours qui raccourcissent et de la lumière qui fuit de septembre à janvier. »
si tu le lis comme ça, la lectrice a toujours raison 🙂
moi, je me disais : 1ère phrase de ta citation : s’il se pose la question de pourquoi il enquiquine le forain, c’est que ça n’est pas spontané pour lui d’être pénible.
dernière phrase : il se plaint d’être coincé dans sa petite ville.
donc un peu plaintif mais pas vraiment méchant 🙂
mais les lecteurs ont toujours raison, surtout face à l’auteur, c’est le contrat.
exactement et donc ça vaut aussi pour ta lecture de mon commentaire, où je ne parlais pas de méchanceté mais de frustration 😉
🙂 !
J’ai aimé ce non voyage et que ce soit de la lune ou de mars le principal est de rêver non?
Merci Photonanie ; mais attention le non-voyage n’est pas arrivé à son terme 🙂
J’avais bien noté que ce non voyage était non terminé…
Je ne m’attendais pas à un voyage en Mars printanier. Originale comme idée, toutefois on pressent que le voyage n’est pas à son terme 🙂
merci Mijo ! paresseux, je laisse chaque lecteur peut imaginer la fin du voyage 🙂
J’avoue que je lirais avec grand intérêt un texte dérivé, consacré au Club des bonimenteurs taiseux, organisant, peut-être, une conférence silencieuse.
belle idée, le club des bonimenteurs silencieux… si je me souviens bien, dans Down by law, Tom Waits joue un disc-jokey taiseux. On pourrait lui demander de faire la conférence ?