Acte 1
Côté cour, une haute muraille ferme la scène ; côté jardin, un petit mur bas, couleur de muraille, court ; fond de scène : un portique donne sur de hautes et larges baies qui ouvrent sur l’horizon. En haut de la muraille, une princesse se lamente en silence et en se tordant les mains. Au pied de la muraille, un soupirant, même jeu. Derrière les baies, passent des mâtures où flottent les oriflammes de vaisseaux ottomans. Un quidam traverse la scène, poussant une brouette ; un autre, même jeu, un tonneau ; deux autres trinquent en silence ; trois autres marchandent des légumes. Un page file derrière le muret. Une bergère file sur le muret [Les figures qui précédent seront réparties selon le nombre de figurants disponibles ; s’il y en a moins, réduire ; si plus, improviser]. Entre un architecte, reconnaissable aux attributs de son art : équerre, truelle, fil à plomb, chapeau taupe et planche à dessin. Indifférent à la foule, il regarde tour à tour le plan qu’il déplie, puis côté cour, puis même jeu, côté jardin, puis, même jeu, le fond de scène.
L’architecte – « Mur, muret, baies… ».
Le rideau tombe.
Acte 2
Côté cour, un épais taillis d’arbres fruitiers ; côté jardin, un jardin. En fond de scène, diverses plantations. Divers figurants sarclent, binent, désherbent, arrosent, ratissent. Entre un jardinier (arrosoir, chapeau de paille, sécateur, panier d’osier sous le bras). Il scrute tour à tour les différents buissons, récolte quelques fruits dans son panier, dédaigne les figurants qui s’affairent, puis regagne le front de scène et brandissant son panier, énumère sa récolte en comptant sur ses doigts.
Le jardinier – « Mûres mûres, et baies ».
Tombe le rideau.
Acte 3
Cour, jardin et scène figurent un vaste champ vert et onduleux. Des figurants portant des cartons peints imitant des nuages passent devant le fond de scène peint en bleu. [selon le nombre de figurants disponibles, le ciel sera dégagé ou couvert à très couvert] . Une lune gibbeuse passe, suspendue entre les portants. Sur scène, un troupeau de moutons fait mine de brouter en silence. Au moment opportun, un mouton relève la tête et fixe tour à tour ses congénères et le public.
Le mouton : « Murmurez : bééééhh ».
Le rideau tombe. Il ne se relève pas.
Épilogue
Devant le rideau chu, les deux premiers rangs de spectateurs – judicieusement garnis de figurants – s’agitent. Un couple se lève et s’en va, parcourant l’allée à pas sonores. Un comparse fait mine de se déchausser et de vouloir lancer son godillot vers la scène. On le retient à grand peine. Un spectateur se lève enfin, remonte la rangée en dérangeant tout le monde, monte sur la scène, regarde le rideau avec contentement puis le public en fronçant des sourcils; on devine à son costume qu’il s’agit du metteur en scène .
Le metteur en scène : « Murmures ? Hé bé ! « .
Le rideau se relève pour les rappels.
***
Petite pièce de théâtre triplement homophonique qui prétend résoudre les deux soucis les plus enquiquinants du théâtre, qui sont – le monde tel qu’il va aujourd’hui le démontre chaque jour – d’une part l’incertitude sur le nombre d’acteurs et de figurants sur lesquels le metteur en scène peut compter, et d’autre part les lignes et les lignes de répliques que chaque acteur doit apprendre par cœur, pour, parfois, des pièces qui feront un four le soir de la première. Les deux problèmes vont de paire : qui ingurgiterait des palanquées de phrases creuses pour rien ? Et qui peut jurer de venir répéter le jour même s’il n’est pas même pas certain du lendemain ? La solution évidente consistait à ramener le nombre d’acteurs indispensables au minimum nécessaire (à la limite, les rôles de l’architecte, du jardinier, du mouton et du metteur en scène pourront être confiés au même acteur) et en pratiquant de même avec les répliques.
Illustration : Théâtre Gemier, vue intérieure, 1911. Agence Rol, Bnf/Gallica
Mue, remue, eh bébé !
Beh quoi ? Deuxième B coît ? Oups, pardon .
🙂
trop de béééh effraie le mouton, dit-on 🙂
Aïe, aïe, aïe, il fallait lire « coi », le masculin de coite. Rien à voir du tout avec l’attifé de tréma et de t ! Je veux bien que vous rectifiez mon erreur. 🙂
Bon jour Carnetsparesseux,
C’est mûrement réfléchi 🙂
Bonne journée 🙂
Max-Louis
ça, j’y ai pensé tout hier après-midi !
bonne soirée Max-Louis.
eh bé (expression marseillaise) ! même quand tu murmures en trois actes, ton texte est si mûr qu’on en reste bouche bée !
Merci Gibul’ 🙂
sans compter les spectateurs remplacés par quelques figurants que l’on peut alpagué dans la rue et qui joueront avec naturel le désappointement
c’est vrai, j’oublie toujours que le théâtre se joue aussi dans la rue, après la sortie 🙂
Le mouton niais réfute qu’il puisse suivre la foule hébétée. Le metteur en scène gamberge sur les bords d’icelle. Les spectateurs à tête de veaux opinent du chef : il faut voter Macron – comme il y a cinq ans – pour éviter l’opportun extrémiste déguisé en bélier.
L’auteur de la pièce gigote en son for intérieur : une élection présidentielle est une usine à viande, seuls les végans s’en sortiront, même les grosses légumes qui commandent leurs bataillons.
L’affaire est donc dans le sac et l’Élysée-Montmartre fait salle comble (deux séances seulement, les 10 et 24 avril), il faut tirer le Macron du feu.
Finalement la République, bonne fille, est pour la continuité dans le changement, le mouvement dans l’immobilité et le théâtre au coin des bûches. 🙂
Merci Dominique ; je n’avais pas songé à une extension du domaine théâtrale à la politique, mais c’est vrai qu’ils sont en pointe : plein de figurants, un seul discours et un acteur interchangeable….:)
Ah oui mais… si ces paroles sont prononcées avec l’accent du sud ou du nord 😉 elles seront comprises différemment et interprétées autrement
Et d’un autre côté, est-on sûr de cet architecte ? Même si c’est son affaire, c’est l’affaire de tous, non!?
et un jardinier pour des mûres, d’habitude ce sont des fruits sauvages, c’est encore une histoire à se faire avoir ! qu’en au mouton pourquoi est-il tout seul ? d’ordinaire ils sont en troupeau et dans la nature, et se laissent mener sans avis ou tout au moins partagent le même et vont dans la même direction sinon c’est vite la chienlit
❤
Eh bé, je reste bouche bée devant tes murmures, Max-Louis.
Bonne journée. 🙂
Merci Jean-Louis ; le principe pourrait être appliqué à l’opéra, avec en prime un ostinato et un seul (grand) air 🙂 : )
Il y a dans Siegfried, de Wagner, un interlude orchestral appelé « les murmures de la forêt »; d’une très grande douceur, quand l’oiseau chante mais que Siegfried, n’ayant pas encore été touché par le sang du dragon, (ni par la pulpe des trois petites pommes,) ne peut pas encore comprendre.
Au moins on ne risque pas d’être étourdi par le tourbillon de l’action. Paix et douceur prédominent… 😉
Je l’ai lue à haute voix, et je l’ai vue se matérialiser autour de moi. Un bon metteur en scène s’en régalerait. Je me souviens avoir vu autrefois une pièce intitulée « Didascalies », dont je ne me rappelle pas le nom de l’auteur, hélas, où les acteurs interprétaient les didascalies plutôt que des personnages avec des répliques. Forcément, cette solution ne résoud plus la question épineuse de la mémorisation du texte.
Je découvre cet écrit et en reste bouche bée! On aurait bien envie de dire à certain: faites le mur, pas la guerre…
C’est vrai qu’un mouton solitaire laisse perplexe sur le message du metteur en scène mais le choix d’une lune gibbeuse pour le décor atteste d’un sens aigu du détail signifiant…
J’aime beaucoup ta pièce, Carnets, l’animation du décor et des figurants, et c’est en effet une solution parfaite aux problèmes évoqués!
…
Le temps y passe et l’arbre prend le vent
des saisons tendres autant que des moins tendres.
Le temps y passe pour les hommes du monde.
Le temps des tendres, le temps des fous.
Je vois un avantage à la forme proposée, à défaut d’épique (ni d’as par ailleurs … la DAS parfois, comme artiste) : la parfaite adéquation avec les financements culturels ; qui comme toujours seront versés à 85% … bah! va pour le même comédien pour les 3 rôles soyons fous !
Proposition de titre : « La tonte (et autres moeurs) »
« En tondant Godot » 🙂