« Tandis que les autres demeuraient silencieux, il se mit à aller et venir, fouillant dans tous les tiroirs ». Je crois qu’on pourrait commencer ce récit comme ça. En tout cas, ça ferait une belle phrase initiale, avec ce qu’il faut de détails (le silence, le mouvement, eux, lui, les tiroirs) et de mystères (qui ? quand ? comment ? pourquoi ?) pour attraper le lecteur. Moi, j’étais là tout bêtement parce que le patron m’avait convoqué, ainsi que toute la petite bande qui l’accompagnait toujours dès qu’il doit sortir de son antre. Le gang des sicaires, nous appelaient les typographes, qui avaient un vrai métier, eux (qu’ils disaient) et qui en savaient les ficelles (sous-entendu, pas comme nous). Oui, des gars instruits, qui ne laisseraient pour rien au monde passer un tréma ou un f en écrivant céphéide ; n’empêche que c’était nous qu’il faisait appeler pour les trucs vraiment importants. Bref, arrivés à la hâte, plus ou moins réveillés ou chafouins, on avait à tour de rôle déchiffré le petit papier chiffonné que l’éditeur nous avait tendu :
« Cher Antoine, mon éditeur et néanmoins ami, le roman est dans l’armoire. »
Paraphé de la célèbre signature illisible, c’était sibyllin et plein de taches d’encre. Quoi qu’il en soit, publier le dernier roman du Grantauteur était le Graal de tous les éditeurs de la place. Aussi célèbre pour sa plume verveuse qui faisait le délice des lectrices et des lecteurs et les nombres à huit chiffres de la colonne vente des bilans de fin d’année, que pour le soin avec lequel il rédigeait et faisait respecter ses contrats. Plusieurs éditeurs avaient mangé leur foin devant les tribunaux pour une virgule oubliée… Comment le patron avait-il appâté le client ? mieux valait ne pas s’étendre sur le sujet.
Bref et rebref, on était arrivés chez le Grantauteur, qui, comme de bien entendu, n’était pas là pour nous recevoir. On s’en fichait un peu : forts des instructions de la lettre, on a fouiné partout pour dénicher l’armoire au trésor. Et justement on campait devant un énorme buffet qui occupait quatre murs à lui tout seul, truffé de tiroirs en colonnes serrées. Sauf qu’on y trouvait rien, dans les tiroirs d’icelui ; est-ce que par hasard le Grantauteur aurait eu l’idée d’une petite blague pour se revancher du patron ? Las de nos mines hébétées et embêtées – lequel d’entre nous allait en prendre pour son grade quand, pas du genre à longtemps tolérer un galet dans la bonne marche de ses presses, et encore moins de se faire promener de charade en syllabe, il se mettrait vraiment en colère ?-, le patron avait pris les choses en main, c’est à dire que, manches retroussées, il sortait les tiroirs et les retournait l’un après l’autre en espérant en voir tomber un manuscrit. Jusqu’au moment où l’un d’entre nous a dit : « et si… » et, devant le silence soudain – on aurait entendu un ange accorder sa harpe – il s’est tu. Puis, comme le silence s’épaississait, il a continué : « Et si le roman n’était pas écrit sur du papier, mais marqué dans le bois, je veux dire dans le bois des tiroirs ?
Loufdingue peut-être, l’idée, mais au point où on en était ! Aussitôt, qui à la loupe, qui à tâtons, du bout des doigts, on a interrogé les planchettes ; rien ! Ah, si, au troisième tiroir, il y avait une ligne : « Je me lis très facilement »… ironie mise à part, on était sur la bonne voie. Deux tiroirs plus bas, dans la rangée d’à côté, un paragraphe complet. Alors on a organisé une chaîne, les uns auscultant les bois, un autre lisant, un dernier notant dans un carnet. Et puis il y a un blanc : ces bouts de textes, il faudrait les ranger, à un moment, en faire des pages, des chapitres, un livre… Or, le contrat stipulait très clairement que le roman devait être édité en l’état : à la moindre anicroche, interpolation ou erreur d’accord, c’était les tribunaux ! Coup de pot, j’ai sauvé la mise en dénichant deux petits numéros gravés dans le recoin d’un tiroir : abscisse et ordonnée ? on a vite compris qu’ils renvoyaient à un autre tiroir, dans une autre colonne ; là, deux autres petits chiffres continuaient la chaîne…
On ahanait, mais on jubilait : on avait l’astuce, le nombre, la méthode, yavépluka.… et pas d’erreur, l’histoire reconstituée planchette après planchette, retranscrite feuillet après feuillet, partait dans tous les sens, foisonnante, pleine de dialogues ébouriffants et de mystères, de descriptions longues et merveilleuses, de digressions habiles et de coups de revif ! Au train où ça allait, il n’y aurait pas assez de prix littéraires pour couronner le patron à la Rentrée du même nom ! Et puis je ne sais plus lequel d’entre nous a repris le petit courrier qui avait déclenché tout ce tintouin, et l’a fait passer de main en main, en silence, pour nous prendre tous à témoin de la maldonne ; avides de comprendre, on avait trop vite lu et imprudemment deviné un mot sous une tache d’encre. Fallait lire :
« Cher Antoine, mon éditeur et néanmoins ami, le roman est dans l’armoire. »
S’il ne voulait pas finir au tribunal, le patron allait devoir s’adjoindre une menuiserie et remplacer ses typos par des ébénistes ! Quant à une sortie en livre de poche, fallait plus trop y compter ! Après avoir toisé l’armoire de haut en bas et de long en large, il a eu un sifflement admiratif : « Quand même, ça, c’est un sacré roman à tiroirs… »
***
Pour l’agenda ironique de janvier, Lyssamara proposait de commencer par cette phrase : « Tandis que les autres demeuraient silencieux, il se mit à aller et venir, fouillant dans tous les tiroirs , d’ajouter celle-ci : « Je m’attache très facilement » et d’ajouter ci et là les mots : étendre, galet, sicaire, céphéide, ange, se revancher et revif.
Illustration : Simon Max et l’Armoire-Laboratoire (fin XIXe siècle) ; Gallica/BnF.
tu as toujours des chutes…….. à tomber !!! 😀 super Carnets !
Merci Gibu ; c’est plus facile à trouver en partant de la fin 🙂
😀
Pour voter Toinou, c’est ici (n°22)!
🙂
C’est une idée absolument fabuleuse! J’ai frissonné de bout en bout, vraiment ce texte ne m’a pas laissée de bois😊Bravo à toi.
Merci Photonanie ! une fois trouvée la chute (puisque le début était imposé) je me suis bien amusé à zigzaguer 🙂
[…] https://carnetsparesseux.wordpress.com/2022/01/26/je-me-lis-tres-facilement/ […]
Une bien belle armoire, normande sans doute ! Et un récit tout en puzzle de merisier !
Le roman était à tiroirs mais aussi à clés… Sous le nom de Paqueresse on reconnaissait une femme politique briguant un poste remarquable au sein de l’État, tandis que sous le nom de Zébulon se cachait un admirateur de Pétain, de même que sous le nom de Serviette on reconnaissait un chef des « Insoumis » et sous celui de Pêne non pas une serrure mais la fille d’un ancien parachutiste de la guerre d’Algérie bien connu pour ses faits d’arme tordus.
Le meuble devenait alors l’image du bois et de sa transformation en pâte à papier : peut-être un futur prix que l’on court ? 😉
Merci Dominique ; il y a des jours où on préférerait bloquer les tiroirs et fermer l’armoire à double tours 🙂
« Armoires, vos papiers », aurait clamé le poète échevelé
Toujours ferré pour les citations ! 🙂
Le père de l’agenda qui parle de menuisier, on s’approche du fondement là, vivat ! 🙂
je ne suis pas le père de l’agenda, juste un fidèle accompagnateur 😉
Eh bien, je salue bien bas le roi incontesté de l’agenda. Parmi les meilleures feuilles des carnets paresseux. Ça m’a rappelé Cortazar, bien sûr. Tu sais que moi, je ne sais jamais la fin avant d’y arriver.
Merci Joséphine ; avec les mêmes mots, on arrive à des histoires plutôt variées ! Cortazar, je veux bien, mais j’ai plutôt eu l’impression de faire une longue glissade entre la première phrase et la chute 🙂
En fait, en y repensant, c’est peut-être bien plus surement Italo Calvino que Cortazar qui serait derrière cette histoire. Ou les deux ? faudrait regarder dans les tiroirs 🙂
J’ai a-do-ré !
Totalement « ouf » et imprévisible…on se laisse prendre au récit…et on ouvre les phrases une à une avec un plaisir qui ne s’essouffle pas…jusqu’à la la fin, qui nous laisse sur un sourire…
Une histoire qu’on n’a pas envie de « refermer » !
Je bisse !
Merci Licorne !
Belle idée finale et belle écriture ville toujours. Merci à vous !
Comme toujours (pas ville toujours) mon correcteur automatique est Covidé et fiévreux !
Merci Marie-Christine ; pour la « ville », je dédouanerais le correcteur auto : sur le clavier, c-v, i-o et l-m sont voisins 🙂
On lit l’armoire, c’est très commode.
dit celui qui joue devant le buffet (comprend qui peut 🙂 )
J’ai savouré ce billet jusqu’à l’hallali ! Ouaf ! Ouaf !
Merci Tiniak !
Bon jour Carnetsparesseux,
Admiratif, je le suis, diantre ! Quelle trouvaille que cette histoire de bon(s) bois… 🙂
Bonne soirée 🙂
Max-Louis
j’avoue que j’ai eu du mal à la sortir de son tiroir, mais je me suis bien amusé 🙂
Captivant! À s’en pincer les doigts dans le tiroir!
merci flying ! c’est sûr que le livre en papier est moins dangereux d’emploi 🙂
OMG comme disent mes élèves. Comme dit Josephine, c’est du grand Carnets, ca ne sent pas le moins du monde le ahanement de cui (où sont les cédilles quand on a besoin d’elles – tiens ca me rappelle une de tes histoires que j’avais adorées) qui galère pr répondre à la consigne (ou celle, hein), c’est vraiment bien réussi ! Bravo !
tes élèves disent vraiment OMG ? je pensais que c’était une litote de série télé 🙂 !
je garde le ahanement pour moi, les lecteurs n’ont pas besoin de savoir si c’est dur ou pas !
la çédille, ah, c’est encore une histoire que j’ai jamais fini… faudra que je m’y recolle !
encore un coup de l’armoire à glace incarnée là, comment lutter ? c’est absolument inégal, voire inégalé !
Merci Patrick ; je suis le premier surpris du résultat, j’ai pas mal hésité et zigzagué avant de m’y mettre, hors délais ; moralité : toujours faire attention aux armoires à glace, et plus encore aux armoires à tiroirs 🙂
🙂 👏
Superbe idée qui décline en phrase à tiroir une chute en jeu de mots grâce à une méthode « Yavépluka ». Bravo pour votre imagination qui sait maintenir la curiosité. J’ai apprécié l’humour qui se dégage de votre texte.
Merci Mijoroy ; la méthode yapluka sera bientôt brevetée ! je me suis bien amusé et surpris en l’écrivant, et je pense que ça se sent un peu 🙂
Que voilà une belle histoire !
Je connaissais les charades à tiroir, pas encore les romans à tiroir.
Bonne journée, Jérôme.
Merci Jean-Louis ! ça n’existe pas, les romans à tiroir ? je croyais 🙂 en revanche, les charades, je ne vois pas…
Exemple de charade à tiroirs :
Mon premier est un assassin.
Mon deuxième est un assassin.
Mon troisième ne rit pas jaune.
Mon quatrième n’est pas rapide.
Mon tout est un écrivain français nait en 1802.
Réponse : Victor Hugo, parce que Vic tue ail, le Tort tue, l’U rit noir et le Go est lent.
(Vic – Tort – U – Go).
ah, évidemment, oui, je ne savais pas comment ça s’appelait.
j’ai vérifié, le roman (ou la pièce) à tiroir existe, c’est quand des histoires secondaires viennent s’intercaler dans les récits principaux : façon mille et une nuits, je pense (les princes d’Orient avaient-ils des meubles et des tiroirs ??)
Je pense, oui, certainement !
ah! super!
(mais tonnerre de Brest pourquoi j’oublie toujours de participer, moi? elles m’allaient bien, ces consignes, mille sabords!)
Mais le mois n’est pas fini, tu peux encore participer !! (mille sabords en tiroir !!!)
Le prochain roman sera gravé dans la marbre?
joli ! gravé dans le marbre de l’imprimerie, pourquoi pas ?
OMG! c’était génial! Le contenu des tiroirs est une infinie source d’inspiration. Bravo.
OMG ? on dit vraiment ça ? je croyais que c’était une réplique de série netflisque ? 🙂
C’est véridique, Billy Collins en a même fait un poème, que j’ai rapidement traduit en français ci-dessous :
OH, MY GOD
Not only in church
and nightly by their bedsides
do young girls pray these days
Wherever they go,
prayer is woven into their talk
like a bright thread of awe
Even at the pedestrian malls
outbursts of praise
spring unbidden from their glossy lips.
OH MON DIEU
Ce n’est pas seulement à l’église
Ou le soir à leur chevet
Que les jeunes filles prient ces jours-ci
Ou qu’elles aillent
La prière est tissée dans leur discours
Comme un brillant fil de crainte
Même au centre commercial
Des explosions de louanges
Jaillissent spontanément de leurs lèvres brillantes.
Me suis laissée prendre au jeu de cette aventure livresque. Comme d’habitude, du très bon ouvrage, teinté de jubilation. J’ai adoré.
Oui, le plaisir de te lire est toujours au rendez-vous, le Grantauteur a du souci à se faire 🙂
Merci Laurence 🙂 j’ai trop d’admiration pour le Grantauteur pour songer à lui faire du souci !
et oui, j’ai un peu jubilé, j’avoue.
Fluide jusqu’à ce qu’on se prenne l’armoire… Merci carnet, tu contes si bien!
Merci Vérojardine ; la bêtise de la blague finale exigeait de la fluidité pour garder le lecteur jusqu’à la chute 🙂
Imagination délirante et originalité inégalée pour un texte extra, bravo !
Merci Marinade 🙂
Ah cette chute ! Ce roman à tiroirs, je ne l’avais pas vu venir malgré ses allures d’armoire à glace ! Une participation très originale et pleine de fantaisie. Merci pour cette lecture pleine de saveur !
on ne se méfie jamais assez des armoires à glace 🙂 j’ai un peu zigzagué pour arriver jusqu’à la chute, commandée par la première phrase et ses tiroirs !!
Une curiosité de ma part, on en est où avec l’AI? Votes, consignes,… J’ai perdu complètement le fil depuis décembre 🙃 Je ne comprends plus rien du fonctionnement, est-ce normal?
pour février, l’Ai est arrivé chez Joséphine, je publierai un billet demain pour faire le lien.
Quelle idée merveilleuse ! Par moments, ça m’a fait penser à une vieille bande dessinée de Fred.