Le dragon dans la pomme

 

 » En dragon ? questionne, éberluée, la petite pomme verte  – En dragon ? demande, en écho, la petite pomme jaune – En dragon ? interroge la petite pomme rouge, qui aime avoir le dernier mot.
– Ben oui, c’est ce que j’ai dit : en dragon, répond la petite pomme bleue. Une fois devenues dragons par la force de votre chant, plus besoin d’autres ailes que les vôtres pour vous envoler vers le château du roi, d’autres pattes griffues pour vous agripper à la plus haute tour ; et, pour annoncer votre arrivée et convaincre les chevaliers et les archers de vous laisser chanter devant le roi et la cour, plus besoin d’autres mufles dentus et cracheurs de longues flammes que les vôtres ! Enfin, plus besoin de partager le trésor du roi avec qui que ce soit…
– Mais on ne veut pas du trésor du roi, dit la petite pomme verte – Si, une fois qu’on sera dragon, on voudra du trésor, répond la petite pomme jaune – Parce qu’on sera dragon et que les dragons aiment les trésors, réfléchis un peu, petite pomme verte, dit enfin la petite pomme rouge.
– Enfin, une fois qu’on sera dragon… si on arrive à se transformer en dragon, argumente la petite pomme jaune. – C’est vrai, on est des pommes, et les pommes ça devient des pommiers, ou des tartes ou, pire, des compotes, plus souvent que des dragons, disent à leur tour la petite pomme verte et la rouge
– Oui, vous êtes des pommes, mais des pommes qui chantent, répond la petite pomme bleue.
– Et toi, petite pomme bleue, tu n’as pas envie de devenir dragon ? demande la petite pomme jaune – C’est vrai, depuis le début tu nous dit de faire ci ou ça mais toi que fais-tu ? reprend la petite pomme verte ; et la rouge d’enfoncer le clou : que fais-tu, à part nous dire de faire ci ou ça ?
– Ce que je veux ? c’est mon affaire, stupides petites pommes ! crie la petite pomme bleue, qui tire sur le violet tellement elle commence à s’énerver. Ce que je veux, reprend-t-elle d’une voix radoucie, c’est que vous, les petites pommes chantantes, vous alliez à la cour du roi ! Je comprends, vous pensez ne pas être de taille à vous transformer en dragon ? Ça vous rassurerez si je vous montre que c’est possible ?
– En, toi, te transformant en dragon ? demande la jaune  – Tu es une pomme, toi aussi, alors oui, ça nous rassurerait, assure la verte -Sauf que tu ne sais pas chanter, assène la rouge, alarmée par la brusque colère de la petite pomme bleue.
– C’est vrai que je ne chante pas aussi bien que vous, répond doucement la petite pomme bleue, mais je vais essayer quand même, pour vous. Écoutez bien, promettez de vous taire et regardez ».

Les trois petites pommes verte, rouge et jaune acquiescent et promettent. Mais elles ont beau tendre l’oreille et fixer la petite pomme bleue, elles n’entendent rien ni ne voient rien. Pas plus que les feuilles, les ramilles, ni les branches ou les racines, et à plus forte raison l’herbe verte qui couvre la colline ronde, pas plus que le ruisseau qui glougloute, et, évidemment, les montagnes qui ferment l’horizon ; il est vrai que celles-là sont si loin qu’elles ne distinguent qu’une petite petite tache bleue sur une tâche verte un peu plus grande, le pommier. Le vent, qui va où il veut, entend peut-être un peu mieux, mais si c’est le cas il le garde pour lui. Et puis voilà qu’elles perçoivent un minuscule grondement qui enfle jusqu’à devenir un léger grommellement… Voilà ce qu’elles entendent :

Grommm grumm grinc’ grifffff
flomm flumm flamb’ flamm’
criiiiic, craaaaac, croquent crocs
miiiiiffl, maaaaffl, muffle mouuufffl’

Petit à petit, le grommellement entêtant devient un chant lancinant ; pas de doute, la petite pomme bleue chante :

Ggriiim grommm, pomme pomme,
sors de ton somme, griiiifff gromfff
sous ta mince peau de pomme,
poussent griffe, aile, croc, écaille !

Les petites pommes écoutent, et leur doux cœur de pomme plaint presque la pauvre petite pomme bleue  – quel horrible grincement elle fait, et quelles paroles incongrues ! Oh, on ne peut pas nier qu’elle ne fasse pas d’effort, mais jamais, jamais elle ne sera jamais une pomme chanteuse, comme elles. Et bien sûr, elle ne change pas : c’est toujours la même petite pomme bleue, qui tourne à l’indigo sous l’effort, mais sans la moindre écaille, le moindre croc, la moindre aile membraneuse, la moindre apparence dragonneuse. Qu’importe, elle chante toujours, et voilà son chant :

Pomme que ta frêle peau de pomme
se couvre de belle écaille
que tes petits pépins de pomme,
deviennent cuirasse et maille

Crriiic crrooc, petite pomme
laisse pépin, peau et trognon
devient vent et feu et flamme
pomme, laisse place à ton dragon !

Et comme elle répète ces mots, les trois petites pommes jaune, verte et rouge ne peuvent s’empêcher de s’écrier : « Oh, regardez-la, dirait-on pas des écailles ?!, demande la jaune – Dirait-on pas des ailes ? ! dit la verte ; et la rouge : Dirait-on pas des pattes griffues ?! »

 

encore à suivre encore (mais on approche doucement de la fin… parait-il)

***

11e épisode.

Illustration : enluminure, Dragon, fleurs et fraises, XVIe siècle,  Bibliothèque municipale de Toulouse/Gallica

38 commentaires

  1. Ah ah, on avance, Carnets Paresseux !
    Et si du chant de la petite pomme bleue naissait un dragon !
    Quel exemple pour la petite pomme verte, la petite pomme jaune et la petite pomme rouge, qui, à leur tour, pourraient devenir , par la vertu d’un grompf inspiré, trois petits dragonneaux vert, rouge et jaune.
    Vivement la suite, tu nous tiens encore un fois en halène, tel un cordonnier.

    • Oui, il était temps de mettre fin aux discussions des pommes (quelles bavardes, celles-là !) et d’avancer un peu ; mais les petites pommes seront-elles convaincues ? et arriveront-elles à grompfer comme il faut !
      merci pour l’halène du cordonnier, qui vaut mieux que celle du pingouin 🙂

  2. Que le grand cric me croque !
    La petite pomme bleue-mauve était sorcière. Une incantation magique et la voilà dragon.
    Comme quoi, il ne fait jamais se fier aux apparences. J’aime la tournure que prennent les choses quand vous laissez libre cours à votre talent de conteur.
    Tout ceci ne finira pas en compote.
    Mais vous avez sûrement encore quelques recettes secrètes dans votre chaudron magique 🙂

    • merci Marie-Christine 😉
      Sorcière, la petite pomme bleue ? pour l’instant, piètre chanteuse, et peut-être très myopes, les trois petites pommes…. on verra bien quand on saura la suite ! d’ici là, je vous promets qu’il n’y aura pas de compote à la fin !

  3. Vraiment ? L’agenda ironique ?
    J’ai sûrement besoin d’une chandelle car je ne fais pas le lien !
    Sinon, j’aime bien ce vent, qui va où il veut, entend peut-être un peu mieux, mais qui, si c’est le cas, le garde pour lui. 
    🙂

  4. Je m’interroge sur le respect des codes couleur lors de la transformation ! S’ils ne sont pas respectés ça va devenir très compliqué 😮 .. l’attente est insoutenable ❤

    • A-t-on envie de rappeurs se couvrant d’écailles, de crocs et de griffes, et crachant du feu ?? je pose la question.
      Quant au slam, je pense que les pommes en ont peur (des slam de couteau, bien sûr)
      🙂

  5. Des écailles sur une petite pomme bleue? Diantre, voilà qui est curieux mais au royaume des pommes rien n’est aberrant mais j’ai envie de leur dire quand même « Vous chantiez? Et bien dansez maintenant! » pour que continue leur histoire 😉

    • Au moins, on ne peut pas dire qu’elle ne fait pas d’effort 🙂 elle a peut-être le pouvoir de faire rêver, ou alors elle a d’autres pouvoirs…. qui apparaitront (peut-être ?) dans le prochain épisode :
      merci Laurence (et bravo pour l’agenda ironique de mai 🙂 )

  6. Je suis extrêmement intrigué par l’idée qu’en se métamorphosant en dragon, on endosse également les désirs et le comportement d’un dragon, et donc, ou en tout cas c’est là que m’emmène cette idée, que toute métamorphose est impossible puisqu’on y perd nécessairement notre singularité. Un sorcier qui devient caillou n’est pas une âme de sorcier dans un corps de pierre, c’est juste un caillou.

    • Très bonne remarque ; je n’y avais pas du tout songé, mais en y réfléchissant, il me semble que si on se métamorphose en quelque chose c’est pour acquérir (au moins temporairement) quelques unes de ses qualités (inertie pour le caillou, flamme et griffe pour le dragon…)… est-ce que ça va jusqu’au comportement ? voudrait-on être un dragon pour se comporter comme une pâquerette ??
      la question du dosage est importante…
      De mémoire, il me semble que Terry Pratchett fait dire à Mémé Ciredutemps qu’emprunter la forme d’une chouette oblige à régurgiter des petits os de rongeurs (beurk) – donc à adopter une partie de son comportement, alimentaire dans ce cas ; et dans Terremer, Ursulan Le Guin met clairement en garde contre le risque de rester coincé dans la métamophose….
      Enfin, dans la vie quotidienne, se comporter, même pour jouer, comme un gros crétin fait courir le risque de devenir un gros crétin 🙂
      mais ça ne clos pas le débat !
      (au passage, mes pommes n’ont pas lus Pratchett !)

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