Le chant de l’herbe, le glouglou de l’eau

On est des pommes, et des pommes qui chantent, alors comment convaincre un dragon de nous emmener ? » demandent les trois petites pommes verte, jaune et rouge.
Tout le monde, les pommes bien sûr, mais aussi les feuilles, les ramilles, les racines et l’herbe verte qui couvre le dos rond de la colline, et le chemin, le ruisseau, les bosquets alentours, jusqu’aux montagnes qui closent l’horizon et même les nuages qui passent là haut poussés par le vent, bref, tout le monde attend la réponse de la petite pomme bleue. Mais celle-ci ne répond rien.
Tellement rien qu’au bout d’un moment, la petite pomme jaune dit, d’une toute petite voix : « Mais si, à nous trois, notre chant n’est pas suffisant… elle se tait un instant, puis reprend : et si les feuilles, les branches, les herbes, le ruisseau, et même les montagnes ont leur propre chanson, comme la petite pomme bleue l’a dit… hé bien est-ce que c’est idiot de croire que si on chantait toutes et tous ensemble ça suffirait pour convaincre un dragon de nous emmener ? »
Et puis elle se tait. Tout le monde attend la réaction de la petite pomme bleue : va-t-elle acquiescer, ou bien se moquer ? Mais la petite pomme bleu ne dit rien.
Alors la petite pomme verte dit – Ce n’est pas idiot, c’est même une très bonne idée, je trouve. Et la petite pomme rouge de conclure – Comme on dit, ensemble, tout devient possible ».
Les trois petites pommes se tournent vers la petite pomme bleue, qui reste muette.
Et la petite pomme rouge dit : « oh, après tout, on s’en fiche de son avis, il suffit d’essayer ». Alors les trois petites pommes essaient d’entendre la voix des feuilles qui bruissent autour d’elles, de percevoir le grondement sourd des ramilles chatouillées par le vent, de saisir le chant glissant de l’herbe sur le dos de la colline, et ainsi de suite jusqu’au glouglou de l’eau qui joue à saute-caillou dans la rivière. Toute cette musique qui les entoure ! Et dire qu’elles n’y avaient jamais prêté attention. Quand elles ont bien toutes ces voix en tête, la petite pomme rouge dit : « On va commencer avec les herbes, les feuilles et la rivière. Hé, voulez-vous chanter avec nous ? Et les trois petites pommes se mettent à chanter  :

Feuilles nos sœurs, herbes lointaines
aidez les trois petites pommes
nous sommes filles de verdure
veuillent les feuilles nous entraider

Gouttes qui glougloutent entre les pierres,
aidez trois petites pommes
chantons ensemble pour faire venir
un grand dragon pour nous servir.

Apprenez les bonnes paroles,
qui font les ailes, dents, griffes, cornes,
les paroles qui toute ensembles feront venir
un grand dragon pour nous servir.

Mais les trois petites pommes ont beau chanter avec les herbes, les feuilles et l’eau de la rivière, rien n’arrive – et certainement pas un dragon. La petite pomme verte s’arrête la première, et dit aux deux autres : « Arrêtons-nous. Je ne sais pas si c’est un échec, mais ça ne va pas. Et la petite pomme jaune répond : il faudrait peut-être qu’on écoute mieux les autres… – et qu’on trouve moyen de leur faire apprendre les paroles qui feront venir le dragon », conclut la petite pomme rouge. Alors elles écoutent, et voilà ce qu’elles entendent. Au lieu de leur chanson, l’herbe qu’elles n’écoutaient jamais chante à tue-tête :

Pousse, pousse, petite pousse, et gare à la coccinelle,
pousse petite pousse, pousse, pousse verte, frêle sentinelle.

Et arrivées là, l’herbe recommence sans fin. Les feuilles, leurs voisines de branche, elles, fredonnent, sans jamais se lasser ni changer de couplet :

Danse au bout de ta branche, danse dans le vent qui passe
joue à l’oiseau sans te lasser, feuille, veuille voler sans tomber.

L’eau de la rivière, elle, glougloute si stupidement, qu’il n’y a rien à espérer y comprendre ! « Quelles chansons ineptes, se disent les trois petites pommes découragées. Il ne faut pas espérer grande aide de ce côté là. Ces égoïstes ne pensent même pas à nous ! Comment faire pour qu’elles apprennent les paroles qu’il faut pour le dragon ? »
Et voilà que la petite pomme bleue leur dit : « Et pourquoi voudriez vous que l’herbe chante le château du roi Pépin, que les branches fredonnent l’envol du dragon, que la colline ait seulement envie de voir arriver un dragon, ou que l’eau de la rivière ait idée de vous aider ? Est-ce qu’avant aujourd’hui vous vous êtes beaucoup souciées d’elles ? Pour elles, ce qui vous arrive, c’est votre affaire. Les autres, c’est une autre chanson, non ? »
Les trois petites pommes sont bien obligées d’admettre que la petite pomme bleue a raison. Penaudes, elles demandent : « Mais alors, comment faire venir le dragon qui nous emmènera ?
Et l’énervante petite pomme bleue leur répond : 
– Chères petites pommes, posons le problème dans l’autre sens ; supposons qu’un dragon vienne et vous emmène au château du roi. Que lui donnerez-vous en échange de son aide ? »

encore  encore à suivre (approcherait-on de la fin ?)

***

8e épisode.

illustration : enluminure, Dragon, fleurs et fraises, XVIe siècle,  Bibliothèque municipale de Toulouse/Gallica

40 commentaires

  1. Toujours aussi extraordinaire, ton histoire, avec ce style inimitable. 🙂🍏🍎
    On les entend, les petites pommes, mais on les entend aussi les herbes, les branches, et jusqu’au glougloutement de l’eau (dont je ne suis pas persuadé qu’il soit si stupide que cela, ce n’est pas parce que les trois petites pommes n’y entendent que goutte que pour les gougouttes d’eau, ce chant est insignifiant).
    Vivement la suite, Carnets Paresseux.

    • Oh, merci ! ça ferait presque un opéra, non ? avec beaucoup d’imagination …et de longs récitatifs. Je suis d’accord avec toi pour le glouglou de l’eau, on va dire que les petites pommes sont vexées et injustes (et j’ai eu la flemme de chercher la chanson de l’eau) !

    • je crois que la nature se passe très bien de chef d’orchestre, n’en déplaise à Ludwig van B. Le petit monde de la colline ronde st plutôt du genre anarchie auto-gérée 🙂

  2. Il pourra toujours chanter alors: « J’voulais pas
    dans ces DRAps
    m’enGONcer ».
    Personne ne croira sa chanson capitale !
    🙂

  3. Une vraie question philosophique : que donner à un dragon en échange de son aide ? Le genre de question qu’il faut vraiment se poser pour sortir de là. Mais je ne suis pas sûre que l’histoire s’arrête quand on aura la réponse…

    • alors là, tu me colles ! je n’y avais pas songé, à offrir une petite pomme bleue au dragon… maintenant que tu as vendu la mèche aux petites pommes rouge, verte et jaune, il faut que je l’envisage sérieusement 🙂 🙂

  4. Un régal, l’histoire de ces pommes, et pour travailler auprès des « nenfants », et lire moult littérature jeunesse, tout y est dans ta recette, bref, il faut que je lise les épisodes manqués pendant ma pause printanière et je manquerai pas de lire la suite ! Belle journée, Sabrina.

    • Merci Sabrina ! si tu veux faire découvrir les trois petites pommes (qui sont quatre, comme les mousquetaires !) aux nenfants que tu travailles auprès, j’en serai ravi !
      et tu me dirais si/comment l’histoire marche auprès d’eux 😉

  5. J’avoue que je ne m’étais jamais posé la question de quoi offrir à un dragon étant donné que j’en ai vraiment très peu dans mes relations (j’ai bien le souvenir d’une vieille bibliothécaire qui y faisait penser mais c’est tout).
    Sinon je me demande si le glouglou de l’eau a moins de valeur que celui du dindon mais j’ai l’impression que je m’écarte du sujet principal…sauf si le dragon était le dindon de la farce (même si on réserve plutôt cette dernière pour les dindes).
    Bon, je vais me recoucher, la céphalée s’installe 😉

    • oh, moi non plus je ne m’étais jamais posé la question du cadeau idéal pour dragon, avant que la petite pomme bleue ne la pose ! je crois que l’eau a beaucoup à nous glouglouter, mais est-ce que ça sera dans cette histoire ? Mais je ne conseillerai pas aux pommes d’essayer de dindonner le dragon : gare aux retours de flamme !!
      🙂

  6. Gare petite pomme bleue
    Si le dragon ne glougloute pas
    Et que dindon n’est pas
    Ne te laisse pas offrir
    Car Barbe-bleue sera !

    🙂

  7. Mais un dragon, c’est énorme non !? et magique, surtout. Il est peut-être tout près et elles ne le voient pas ou qu’un morceau et elles n’en sont pas conscientes. Dis leur de fermer les yeux, et que peut-être… 😉
    En tout cas, on ne s’en lasse pas, alors tu peux rajouter des strophes à tes poèmes et chansons, des autres animaux aussi (fais leur faire un tour à la ferme, l’orignal aura sûrement une idée) pour que ça dure, dure encore… ❤

    • tu as raison, je n’avais pas pensé à la magicalité du dragon… il est peut-être tout près, dans le paysage depuis le début ??
      et puisque l’essentiel ne se voit pas avec les yeux :
      « Petites pommes,
      fermez les yeux,
      et vous verrez
      peut-être peut-être
      enfin le dragon »

      (mais les pommes ont-elles des yeux ? des paupières ??)

  8. J’aime bien me laisser porter par ce conte des pommes.
    Il agit comme une gourmandise, le plaisir de goûter l’instant. Un petit moment de lecture en dehors du temps, ça vaut son pesant d’or. (Je veux bien qu’il dure encore longtemps) 🙂

    • merci Laurence ; j’avais prévu plus court, mais les petites pommes sont d’infatigables discutaïeuses 🙂
      et j’aime bien les suivre dans leurs débats…

  9. Peut-être êtes-vous un peu injuste avec la rivière. mais cette musique que souvent l’on n’entend pas, je crois qu’il faut réapprendre à l’écouter.

    • Oui, je suis totalement injuste avec la rivière dans cette histoire ! Elle mériterait un premier rôle…. peut-être d’ici la fin du conte, ou dans une autre histoire ?

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