Retour au pommier sur la colline ronde

Les voilà revenues à leur point de départ ! La petite pomme rouge est la première à reprendre ses esprits. Elle crie :
« C’est le roi à barbe blanche qui nous a renvoyées ici ? Quel sorcier ! On va lui montrer de quel bois on se chauffe ! Allez, les pommes, on chante pour rappeler le dragon, on y retourne et on fait un grand feu de joie avec son château !
– Peut-être qu’il avait des raisons d’être en colère contre nous ? Peut-être que c’était un peu exagéré d’y aller avec un dragon ? Peut-être qu’on a un peu effrayé les gardes… sans compter qu’après on a un peu tout brûlé et chamboulé dans son palais, dit la petite pomme verte.
La petite pomme jaune répond : Oh, on a bien fait de casser le compotier… pour le reste, je ne dis pas. Et même si c’est lui qui nous a renvoyées ici, tu crois qu’on peut y retourner pour tout brûler ? On est des pommes, et avant d’être des pommes, on était d’abord un bourgeon, puis une fleur, puis une pomme… mais jamais une flamme ou un feu de joie.
La petite pomme rouge n’est pas d’accord : Oui, on est des fleurs, et des pommes, mais pas des poires ! Grâce à notre chanson, sans l’aide de personne, nous avons chevauché un dragon qui nous a emmenées en volant jusqu’au château du roi ! et on s’est battu avec les chevaliers et les archers ! et sans la traîtrise du roi, on chanterait à la cour ! Ça veut dire qu’on peut faire ce qu’on veut ! On n’est pas obligées de rester accrochées à cette branche jusqu’à l’automne ! On n’est pas obligées de chanter pour les branches et les ramilles, pour l’herbe et les racines, pour les bosquets alentour, pour la rivière qui glougloute ni même pour ces idiotes de montagnes devant l’horizon ! On va chanter pour faire revenir le dragon, repartir au château du roi et tout brûler. Il suffit de le vouloir, et on n’est pas des fleurs, on est un incendie ! »
Pour le coup, plus personne n’y comprend goutte, les ramilles et les feuilles du pommier, l’herbe verte entre les racines et les bosquets, le chemin qui serpente et la rivière qui coule en contrebas de la colline ronde, et plus encore les montagnes à l’horizon, de se voir traiter d’idiotes : les pommes ? des fleurs ? un incendie ?! Alors si elles restent, tout va brûler ? Et si elles repartent, qui écoutera-t-on chanter ?

De sa toute petite voix, la petite pomme verte dit alors :
« Moi, pommes, je crois que je ne saurai pas être un incendie. Moi, pommes, je crois que tant pis, on s’est bien amusées, mais il faut mieux que nous ne retournions pas au château du roi, j’ai assez vu de chevaliers et de palefreniers, d’archers et de gâte-sauces, et même de roi à grande barbe blanche !
Alors la petite pomme rouge déclare : Moi, pommes, si vous ne voulez pas venir, tant pis, je vais chanter pour faire venir le dragon et j’irai toute seule guerroyer contre le roi Pépin ! » Et elle commence à chanter :

La petite pomme rouge
part en guerre contre le roi Pépin
pendant que les pommes verte et jaune
restent pendues au pommier
la rouge vole sur son dragon !

Mais elle a beau chanter aussi fort qu’elle peut, la voilà toujours accrochée à la même branche, à côté des petites pommes verte et jaune, devant les mêmes ramilles et feuilles, au-dessus de la même colline avec la même herbe verte. Bref, il ne se passe rien, et bientôt, essoufflée, elle s’arrête de chanter. Alors la petite pomme jaune dit : « Moi, pommes, je crois qu’on n’est pas trois pommes pour rien, toute seule on n’arrive à rien. – Moi, pommes, dit la petite pomme verte, il faut que je vous avoue que j’ai eu très peur perchée sur le dragon tout là-haut et aussi dans la grande bagarre au château. La petite pomme rouge dit alors, le souffle encore un peu court : Et moi, pommes, vous croyez quoi ? Je n’étais pas très à l’aise non plus devant le roi et les chevaliers, mais de vous savoir à côté de moi, ça allait mieux. Moi, pommes, toute seule je n’y arriverai pas.

Alors les trois pommes ont dit en même temps : Oui, pommes, nous sommes le courage les unes des autres. Après un silence, la petite pomme jaune ajoute : Pour moi, pommes, tant qu’on est toutes les trois, ramilles ou nobles dames, nobles dames ou ramilles, chevaliers ou racines, racines ou chevaliers, palefreniers ou bosquets, château du roi ou colline ronde, du moment qu’on chante toutes les trois, le reste c’est du pareil au même, et même, du même au pareil… Et la petite pomme verte de conclure : Moi, pommes, quand même, je crois qu’il faut se faire à l’idée que toute cette affaire de voyage à la cour du roi est un échec…

– Moi, pommes, je ne dirais pas que c’est un échec. Mais il faut reconnaître que ça n’a pas marché. » dit alors l’irritante petite pomme bleue que tout le monde avait bien oubliée !

***

6e épisode du conte pour l’agenda ironique de février, mais cette fois pour l’agenda ironique de mars. En février, Frog proposait qu’on cause dragon et quête de trésor, et en mars, Joséphine veut des chiasmes et des anaphores accompagnant deux slogans féministes.

illustration : enluminure, Dragon, fleurs et fraises, XVIe siècle, Bibliothèque municipale de Toulouse/Gallica

39 commentaires

  1. Magnifique passage de l’A.I. de février à celui de mars !
    Je n’ai pas pu m’empêcher de rire quand j’ai vu arriver le « Nous ne sommes pas des fleurs, nous sommes un incendie » !
    Bonne journée, Carnets Paresseux. 🙂

  2. Toop fort Carnets qui nous balance la révolte des pommes, le feu l’incendie (le dragon était déjà arrivé 🙂 )…….. tout arrive d’un coup dans cette révolte fruitière !!! et en plus on a hâte de lire la suite et la chute qui, nous l’espérons, ne remettra pas en cause la gravitation universelle !

    Bon dimanche à toi

  3. Bon jour CarnetsParesseux,
    Y avait comme un flottement dans le compotier, un genre de discorde, un genre d’incendie entre les pommes … et là tu nous fais languir, diantre, c’est de la torture en salade de pommes … 🙂
    Max-Louie

  4. Le futur syndicat des pommes dépote.
    Sur Lénine du front, le ministre de l’agriculture, revenu en catastrophe de Normandie après que des porteurs de mauvaises nouvelles sont parvenus à le joindre, s’enferme dans le château élu.
    Il s’entretient avec le roitelet Macron qui décide de ne rien décider et d’attendre la suite… du feuilleton ! 🙂

    • Ce n’est pas à toi que je vais rappeler l’ « il faut cultiver son jardin » de Voltaire. Pour les pommes, ça devrait devenir « il faut cultiver son verger » ?

  5. Qui sait, si leur dragon ne sucre pas ses fraises avant, elles pourront peut-être enfin chanter (avec Clément et sa Louise retrouvée): « Il est revenu le temps des cerises » …
    🙂

    • Oups, une pointe de méchanceté inopportune (et bien involontaire) s’est glissée dans mon commentaire précédent, à propos du dragon. J’voulais juste clin d’oeiller ces fraises qui nous r’gardent à chaque enluminure.
      🙂

  6. Ça sent bon la fable, tout ça.
    Et moi, tout du long, je te voyais à épater une masse d’enfants, les yeux bien ronds, à écouter chanter des pommes qui s’emballent à dos de dragons. J’ai inventé bien des histoires pour des bouts de chou avant l’dodo… crois-moi celle-là, pour les 3 4 5 ans, ferait fureur. Pour les grands, c’est un autre pommier, mais les enfants, crois-moi, s’ils l’entendaient d’une bouche habile et d’un visage coquin (et croquin, pourquoi pas), ils y mordraient à fond. Comme on croque dans une pomme…

      • Surtout, carnets, je ne supposais pas son inconvenance pour la « qui les ai dépassés aussi » que je suis. Au contraire. Seulement, j’imaginais très bien une « trâlée » d’enfants devant un bon conteur… s’ébahir aux mots et image et tout autant d’entourloupettes!!

  7. Ces petites pommes sont toujours aussi charmantes, quelle que soit la thématique ! Elles savent se mettre au diapason.
    Derrière la légèreté de ton, elles représentent bien les différents types de féministes (pacifiques, belliqueuses ou suiveuses) ; et ce qui compte au final, comme le dit ton conte, c’est de ne pas briser la solidarité (ou sororité), même si l’on diffère sur les moyens et les fins 😉

  8. Ah ben non, moi je ne l’avais pas oubliée la pomme bleue, je l’attendais d’ailleurs avec quelque impatience… elle aime se faire désirer pour mieux bousculer le monde ? 🙂

    • ah, je suis content que tu aies l’oeil sur cette petite pomme bleue irritante !! sans trop dévoiler la suite, disons qu’elle n’aime pas tant que ça bousculer le monde, mais elle a sa propre chanson, et qu’elle s’en tient à la partition, sans trop improviser 🙂

  9. J’ai pris bien du plaisir à suivre l’histoire, sans tomber dans les pommes. Quelle subtilité pour intégrer l’AI de mars tandis que je suis toujours victime de giboulées à son sujet (genre j’y vais j’y vais pas).
    Bonne journée et bonne suite.

  10. Je note la discrimination à l’égard des poires, qui va, un jour, réclamer une revanche de la part de celles-ci.

    Un conte magique qui devient, à chaque épisode, de plus en plus philosophique.

  11. Oh la la mais quelle transition, quelle maîtrise dans le glissement d’un agenda à l’autre, et surtout quel suspens ! Le mystère s’épaissit, c’est mieux que la compote, et j’ai hâte de savoir la suite !

  12. Tu as l’art du coup de theâtre en Pom pom pom pom… Qui sait si une pom pom girl bleue chez carnetsparesseux va mener l’affaire face au poisson d’avril ? Ce conte est tout frais, merci Carnets

  13. On ne va pas couper les pommes en quatre…
    voilà une histoire qui ne prend pas les femmes pour des tartes…:-)

    J’aime quand le propos est décalé…ça met de la légèreté …

    • Merci 🙂 Je ne suis pas certain que ça soit une démarche voulue, mais je suis d’accord : les contraintes, comme vous le dites, amènent à changer les teintes et donnent des tons imprévus à l’histoire.

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