Une visite à la ville

Les deux poules dandineuses remontent la grand’rue, prudemment postées sur la bande de granite qui délimite le bord du trottoir, ostensiblement dédaigneuses de tout ce qui les entoure, étals du marché pleins de colifichets et d’ustensiles, parquemètres juchés sur leur potelets, larges raies des passages cloutés qui strient l’asphalte sillonné d’autos qui filent, rien de tout cela ne les concernent – encore heureux. Elles sont venues pour accompagner, sont là par esprit de famille, pas la peine de leur demander plus.

La petite troupe a débarqué tout à l’heure de la camionnette du fermier, conduite par la fermière venue à la ville rendre visite au cousin Onésime, le calepin rempli de listes d’achats et de conseils à demander et à donner  ; embarquées en douce, avant l’aube, les bestioles ont profité incognito de la course, et les voilà parties pour une virée à travers rues et magasins.

Le dindon, esseulé, contemple la vitrine du fleuriste, ébahi par la profusion des végétaux : jonquille, narcisse, pétunia, azalée, tulipe, en pot, en bouquet, en tresse, en graine en sachet et que sait-il encore – il faudra s’en souvenir, demain et les autres jours, au coin du potager, devant la silhouette famélique des tournesols.

Ouskilson les chiens ? Pataud regarde passer les voitures, les vélos, les camions à grosses roues – plus petites, les roues, que celle du tracteur rouge qui perd de l’huile dans la cour, mais plus gros, les camions, que la remorque à foin qui dort au fond de la grange ; il ne se lasse pas de les voir apparaître et disparaître aux quatre coins du carrefour : en voilà du tapage, du tohu-bohu, de la pétarade, du mouvement ! L’autre, Olibrius (çuilà qu’on appelle aussi Radar) s’agglutine les babines devant la boulangerie-patisserie : madeleine, banana-split, éclair, choux débordant de crème, ile flottante, salambo, il admire toutes ces choses dont il ne connaît pas le goût.

Les trois canards baissent le bec vers la vasque de la fontaine municipale, nageotant fièrement entre les naïades en bronze qui brandissent les tuïaux de plomb d’où jaillit à intervalle régulier un flot d’eau, prodige hydraulique ! Ils hésitent seulement à plonger pour apercevoir le mécanisme ; il y a quand même des choses qui doivent rester miraculeuses.

Et les poussins ? En visite au musée, déambulant à travers la bibliothèque, traversant le centre commercial, trottinant dans le jardin zoologique ? Mirant les grands immeubles, les grosses maisons couvertes de toits hérissés d’antenne ? Comptent-ils et recomptent-ils les fenêtres innombrables qui ponctuent les longues façades ? Est-ce qu’ils jouent dans les escalators du parking de la mairie ? Tournent-ils en rond autour d’un réverbère, avec cet air résigné et désabusé propre aux adolescents qui doivent accompagner leurs parents ? Non, indifférents à tout ce qui n’est pas eux, ils pioutent comme s’ils étaient au milieu de la cour de la ferme et non sur le bitume de la ville.

Tout à l’heure, au retour, tassés à l’arrière de la camionnette, ballottés entre les cageots et les paquets, épuisés, ravis, saoulés de bruits, de couleurs, d’impressions, de parfums et d’odeur, chacun, poule, canard, dindon, Pataud le chien et l’autre chien, et la fermière derrière son volant, et même les poussins, chacun rêvera de cette merveille aux milles visages, la ville, et aussi à la ferme et à sa cour close et paisible ! Mais aussi, bien surpris, par instant, l’un ou l’autre  aura la vision fugitive de quelque chose – peut-être l’exact contraire de la ville ? – une silhouette peulue et cornue, avec une haute bosse, de lourds sabots qui font jaillir le tonnerre roulant sur le dos des collines, et une fois l’image évanouie, il ne saura pas même quoi : c’est pas la Saskatchewan, ici.

***

pour les plume d’Asphodèle, chez Emilie, fallait logorallier des mots ; pour l’agenda ironique de janvier, fallait visiter une ville en sept étapes. Et voilà.

illustration (qui n’a rien à voir) : BnF/Gallica

68 commentaires

  1. il ne faut pas trop traîner, le cousin Onésime a préparé un repas de choix, il ne faudrait pas que la cuisson soit ratée………. et tout ce petit monde s’en souviendra de cette descente à la ville !

  2. Charmante visite, le cousin a dû se sentir un peu envahi par ce débarquement intempestif mais à coup sûr il s’en est bien tiré. (j’ai crains un moment qu’il ne soit marchand de volailles, mais ouf, non tout le monde est bien rentré à la ferme 😉 )

  3. Chouette, des nouvelles des poussins, des poules, des canards, du dindon, de Pataud, d’Olibrius, du presque original, du fermier, d’Onésime !
    Manque que Thérèse. Lassée? Partie revoir sa Saskatchewan? Ou peut-être dans l’atelier de Benjamin Rabier, en attente d’être croquée.
    🙂

  4. Une magnifique virée en ville et en famille pour toute la troupe. J’ai craint aussi un marchand de volailles mais non, tout le monde est bien rentré au bercail, sain et sauf et avec, en prime, des étoiles plein les yeux… 🤩

  5. Pari tenu 😉 un deux -en-un avec une sortie de la basse cour en ville, drôle d’idée avec l’aviaire et toutime mais fameuse évidemment. Bravo

    • tu as raison, mais l’avantage des volailles de fiction, c’est qu’elles ne risquent que d’être prise en grippe par l’auteur (et là, elles ne risquent rien) 🙂

  6. Bon jour Carnetsparesseux,
    Il y a de beaux reliefs dans les phrasés et les mots se tissent les uns aux autres pour nous faire découvrir par des regards « anthropomorphismes » une ville … humaine 🙂
    Bonne journée.
    Max-Louis

    • la ville visitée par les bêtes (je me rends compte d’un coup qu’il n’y a personne d’autre qu’eux dans cette ville, à part Onésime et les conducteurs des voitures et camions…)

  7. Wow, d’une pierre deux coups, et sans en avoir l’air ! J’aime beaucoup cette petite virée en ville et je vais la lire aux enfants !

  8. « La ferme à la ville »…une épopée de plumes et de poils chez tout bon libraire qui se respecte ! Qu’on se le dise !
    Je t’ai vu devant l’étal du fleuriste, il me semblait que tu étais à deux cils de t’endormir ! Oui oui !

    • Sans façon, non ?
      L’orignal règne en maître sur les forêts boréales de Nouvelle-Ecosse, au Canada. Celui qu’on appelle « élan » en Europe avait disparu de ces terres au début du XXe siècle, avant d’être réintroduit par l’homme dans les années 1950. Mais dans le parc national de l’île de Cap-Breton, au bord de l’océan Atlantique, les orignaux sont désormais trop nombreux et menacent l’environnement. Si l’espèce est aujourd’hui protégée, les indiens Micmacs sont tout de même autorisés à la chasser pour en réguler la population. Autrefois, les loups s’en chargeaient. Mais le seul prédateur naturel de l’orignal aujourd’hui disparu.

      Ils seraient entre 3 000 et 5 000 dans ces bois dont ils dévorent la végétation. « La régénération est retardée », alerte Derek Quann, du parc national de Cap-Breton. Le plus grand de tous les cervidés s’aventure jusque sur les routes et parfois même dans les jardins des maisons. « C’est vraiment dangereux. Si jamais tu en heurtes un, ça peut être mortel », assure un habitant de l’île.

      • Bonjour Robert,
        Je vois maintenant comment mon commentaire a pu sembler un peu cavalier. Et je m’adresse aussi à toi, Carnets. J’ai écrit trop vite, en me pensant même un peu drôle… C’est raté.
        Ça se voulait en fait un clin d’oeil. J’y faisais allusion au genre du mot Saskatchewan, que Jérôme accordait jadis au masculin et dont on avait discuté déjà.
        Et si j’ai parlé du bison, c’est parce qu’il a souvent « une haute bosse » à la base du cou – et qu’on en trouve justement en Saskatchewan. Bref, j’ai un peu trop divagué.
        Et puisqu’on parle d’orignaux, on en a recensé environ 70 000 ici au Québec. Et c’est vrai qu’il faut se le rappeler quand on traverse une zone où ils vivent en grand nombre, notamment une réserve faunique.
        Bonne semaine à vous!
        Caroline

          • Aie, aie, aie, j’aurais mieux fait d’me taire ici et là-bas (en terres de vote). Parce qu’avec tout ça, l’est pas prête de revenir mon héroïne préférée !

  9. Le rêve à cheminée de la ville à la campagne…
    Mais n’est-ce point le ministre cule Lecornu qui, là-bas, pointerait ses oreilles ?
    Une fable ou des falbalas… le Chef va devoir trancher dans le Covide !
    🏁🏴‍☠️

  10. Bravo pour ce texte qui rassemble les deux consignes, les deux paysages, les deux visions, les deux chiens à l’arrière de la camionnette. Je m’y suis crue, ravie que tout ce petit-monde soit rentré à bon port, après avoir tant « marché ». Belle soirée, Sabrina.

  11. Impossible d’ouvrir votre article récapitulatif de l’agenda, paru ce soir.
    Cela n’arrive que chez moi?

  12. Une virée réjouissante où tout le monde revient entier… ouf tu n’es pas Stephen King en effet 😉 heureusement pour nous !
    belle journée à toi Carnetsparesseux

  13. Pas un couac dans ce récit, dont le naturalisme dévoyé est un régal d’incongruité. Cela m’a fait penser, dans une certaine mesure, à un vieux conte remis au goût du jour par Anaïs Vaugelade – Une soupe caillou… [L’école des loisirs].
    De passage à la suite de photonanie, du coup j’explore ‘l’Agenda…’.
    Merci pour ce moment de fausse naïveté.

  14. Merci (et bienvenue) Tiniak ; bien observé, dans cette série là j’essaie de m’inspirer
    des illustrations de livres « jeunesse », avec une ferme idéale et naïve !
    bonne exploration de l’agenda ironique, il y a lire et à relire.

    • Cette histoire pourrait donc être une double tentative de normalisation : 1/ de la non-victuaillisation des petits animaux de la ferme et ; 2/ de l’absence de dangers flagrants dans l’espace urbain 🙂

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