C’est toujours soi-même qu’on promène

Grrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr… la grille du parc, battant encore d’un long grincement de plus en plus grinçant à mesure que la double porte ralentit son balancement, pousse son cri d’alarme rouillé. En vain. Zut, l’inévitable importun du jardin public ! Perdu dans ma rêverie, je ne l’ai pas vu venir, et voilà que, déjà devant mon banc, il me parle : 

« C’est toujours soi qu’on ramène ». Avant que j’ai le temps de seulement comprendre ce que ça peut bien vouloir dire, il ajoute :

« Vous m’objecterez que c’est aussi toujours soi qu’on emmène – je n’ai pourtant pas fait mine de rien objecter – et vous aurez raison. » Espérant contre toute raison que mon silence le poussera à poursuivre sa méditation vers des allées éloignées, je me replonge dans le fatras de cartes éparpillées sur le banc. Peine perdue, évidemment.

« Je dis ça parce que vous vous préparez à voyager, ça se voit », il reprend avant de s’assoir sur le bout du banc que les cartes ne couvraient pas. Patient et peu amateur d’embrouille, pour tout dire un peu lâche, je rapetasse mes cartes pour lui faire un peu de place : après tout, un banc public, c’est public.

« Le voyage, l’évasion, c’est bien beau, mais si on y songe, c’est partout le même soleil, et on trimbale toujours la même peau. Si je vais jusque au delà du grand bassin faire le tour de la vasque, là-bas, je reviens le même, non ? Vous me direz qu’il y a des tas d’histoires qui disent le contraire, que le voyage ça vous change un homme, où même un hobbit, et vous auriez raison – de retour dans la Comté, Bilbo a un anneau magique et Frodon un doigt en moins. »

Toujours coi, je me surprends quand même à hocher de la tête comme pour le remercier de me donner raison d’un truc que je n’ai même pas songé à articuler. Il enchaîne avec douceur : « mais ça n’empêche pas que moi aussi, j’ai raison. Prenez Ulysse : retour de Troie, son chien le reconnait, c’est donc bien toujours Ulysse, non ? Il serait resté sagement à Ithaque, en vingt ans, il aurait aussi changé, sans changer. Sans compter que c’est vrai aussi pour les femmes, bien entendu.

« Tenez, quittons les généralités : une amie à moi a eu l’idée d’aller passer quinze jours en Écosse. Là bas, elle baguenaude sur la lande, nage dans les lochs, escalade les rocs, tente d’apprendre la langue maternelle des locaux, aquarellise des grouses et des black sheeps, tâte du ouiski – avec modération, je crois – s’essaie au bagpipe… je pourrais continuer longtemps, mais vous avez saisi l’idée : un séjour plutôt cool, selon ses propres mots. Rien d’héroïque, mais qui demande quand même d’être un peu en forme. Et puis un soir qu’il pleut, elle décide de demander l’hospitalité d’un vieux château perché sur les Highlands. Un de ces vieux châteaux écossais où une sombre histoire de famille – héritage mal partagé, droit d’aînesse bafoué, tartan porté mal à propos… – condamne un lointain ancêtre à traîner chaîne et boulet dans les couloirs tortueux de la tour nord la nuit de la saint Colomban ou dans l’escalier de la vieille bibliothèque à chaque nouvelle lune.

« Elle prend la nouvelle avec calme et une pointe de curiosité – tiens, des vacances avec un fantôme, c’est pas banal. La nuit passe. Et voilà qu’à l’aube, elle se découvre l’âme triste et douloureuse – elle m’écrira qu’elle se voit dans son miroir blanche et pâle, toute sommeilleuse et sans espoir….

« Vous vous demandez où je veux en venir. Hé bien suivez un peu, je veux en venir pile là d’où on est parti ! L’amie dont je parle est partie et revenue, toujours pareille à elle même, et en même temps changée par son périple. « Vous êtes perdu ? Tout simplement, regardez ces deux photos », illico sorties de son portefeuille qu’il devait tenir prêt à dégainer du fond de sa poche. « C’est bien la même personne, vous êtes d’accord ?

Et pourtant, sur celle ci, qui date d’avant son départ, pas de doute, elle avait la santé.

Et sur celle là, au retour : c’est encore elle, hâve et lasse, hantée ! »

 

***

Pour les plumes chez Emilie, fallait logorallier les mots calmer, soutien, douceur, héroïque, patient, cool, grrr, méditation, maternel, modérer, embrouille, évasion, soleil. Avec en prime une fin homophonique, approximative et de circonstance en ces temps incertains. Illustration (qui n’a rien à voir, à moins que…) : Pastilles Poncelet contre rhumes, toux, bronchites, Jules Chéret, 1896, BnF, Gallica.

 

 

36 commentaires

  1. Je ne vois vraiment pas ce qui, dans notre époque, justifie cette obsession de la santé… Tout cela est un peu triste, alors qu’avec l’homophonie, l’écoute est pourtant gaie.

      • Quelle idée aussi de voyager au mois de novembre ! Colomban était loin d’être un marrant et sa nuit culpabilisante à souhait.
        Qu’on se le dise, les promenades en Ecosse ou ailleurs, dès qu’elles sont d’extérieur, c’est jusqu’en octobre dernier carat ! 😀

        • Mais il n’est pas dit que l’excursion irlandaise a lieu en novembre, seulement que certains fantômes doivent ressortir à la Saint-Colomban ; celui de l’héroïne a peut être son propre calendrier 🙂

    • Merci Almanito ; m’en reste presque plus, une ou deux je pense, à moins qu’il y en ait d’autres qui s’illuminent (mais on peut pas espérer faire 3000 variations sur une phrase de six syllabes, heureusement !)

  2. Ayant avalé plus que de raison une vingtaine de ces pastilles, elle ponce sa langue et les déguste en jouant la toux pour la toux.

    (Jolie parabole pas trop véranxiolytique !) 😉

  3. Revenir hélas hantée, cela paraît bien tentant.
    J’ai bien envie d’essayer, d’autant plus que j’ai toujours eu un petit faible pour les écossais rudes au cœur tendre et à l’accent rocailleux.

  4. Bon jour Carnetsparesseux,
    Très bon texte (comme d’hab)
    Ce monologue en partage avec un inconnu est à la fois surréaliste et réconfortant. Dans les deux personnages, il y a de l’humanité.
    Je conclus que tous les voyages ne nous font pas changer mais celui qui nous modifie, nous révolutionne, nous transforme, est un vrai voyage.
    Max-Louis

    • tu as raison, c’est un monologue à deux, dont un qui ne dit rien mais n’en pense pas moins 🙂
      c’est une forme que j’aime bien, parce que ça évite d’avoir à construire un vrai dialogue !

  5. « Les voyages forment la jeunesse »…mais quand la jeunesse nous tourne le dos, que se passe-t-il ? À quoi servent les voyages ? Peut-être, juste pour contrarier les dires de cet importun, ne servent-ils plus qu’à ramener dans nos bagages certains hôtes intrusifs et nocifs ? Ah non, pas de ça Lisette.

  6. Me v’là donc ce matin
    à boire mon deuxième café
    au détour d’un jeu d’mots
    en trimbalant mon rien
    sur la terre des cosses.
    Sans ouiski, bien sûr.
    Santé quand même, cher carnets.

  7. J’aime beaucoup, c’est très bien écrit…
    On se laisse prendre à chaque fois par ton récit, avant de se rendre compte que tu l’avais entièrement calculé pour une « chute » aussi loufoque que surprenante…
    Tu es, en quelque sorte, le roi du « conte à rebours »… 😉

    • Merci Licorne ; le « conte à rebours » , ça m’aurait fait un joli titre si d’aventure je pensais à regrouper ces petits textes qui ne tiennent que pour et par la chute ! dommage, c’est déjà pris et repris…

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