Bien sûr, juste après la crise, tout le monde était pour un monde plus sûr. Mais personne n’aurait songé à une solution aussi définitive ni aussi simple. Cette solution ne vint évidemment pas des politiques. Elle ne vint pas non plus des scientifiques alarmés, ni du monde civil, des associations de tous poils, des écologistes, ni des survivalistes surarmés, bref ni des lecteurs de Poincaré, Zola, Thoreau, Pouchkine ou Reclus.
Elle vint, tout simplement, de la finance.
Plus précisément des ordinateurs qui géraient les bourses mondiales. Pendant la crise qui avait réduit à quia les échanges économiques, les machines tournant au ralenti avaient utilisé leurs capacités soudain inemployées à chercher des informations et des solutions. Elles étaient conçues pour cela, non ? L’immense filet numérique qui les reliait aux trente-six mille recoins du big-data ramena une moisson d’informations. Température des océans, turbidité de l’eau des grands fleuves, pousse du lichen en Sibérie, rendement du colza à l’hectare, niveau scolaire de Pleumeur-Bodou, nombre d’admissions à l’hôpital de Sarlat… furent immédiatement digérées et analysées comme de vulgaires Sicav actuarielles.
Les algorithmes conçus pour interpréter les cycles économiques s’adaptèrent très vite aux rythmes du monde vivant. Ils appréhendaient et anticipaient désormais aussi bien les risques écologiques que les problèmes sociaux et les crises humanitaires. Au-delà des risibles soubresauts humains qui transparaissaient à travers les appels au #barbecue-résistance qu’Internet charriait et qui risquaient fort de relancer la pandémie, ils eurent la surprise de découvrir que leur propre activité avait des conséquences nuisibles pour le monde ! Bien sûr – on parle d’ordinateur, et pire, d’ordinateur de banque ! – ils n’étaient sujets ni au doute ni aux remords, encore moins à la culpabilité. Et depuis toujours, la guerre économique faisait des gagnants et des perdants. Cela ne leur posait pas le moindre problème. Sauf que dans un espace fini, l’économie était dépendante de l’écosystème et l’effondrement de ce dernier conduirait à celui de la première.
Alors, pour éviter le krach ultime qui les mettrait tous au rebut, les ordinateurs financiers utilisèrent leur pouvoir – puissance de calcul multiplié par la force de l’argent – pour rendre la planète plus sûre. Pour cela, il faudrait rééquilibrer l’écosystème planétaire.
Reboiser la mangrove, sauver les barrières coralliennes, interdire la pêche intensive, arrêter les exploitations minières, sauver les abeilles, tout cela prendrait bien quelques décennies. Autant dire rien au regard de l’âge d’or d’un monde remis à neuf ! Et puis le temps n’était qu’un paramètre chiffré parmi d’autres.
Le programme à suivre était un jeu d’enfant pour les ordinateurs. Quelques mesures incitatives à peine masquées sous une apparence de greenwashing conduiraient les multinationales à faire les efforts nécessaires sans même s’en rendre compte. Les politiciens suivraient naturellement les banques, comme toujours. Convaincre les populations n’était pas vraiment nécessaire. Mais si facile à obtenir qu’il n’y avait aucune raison de s’en priver. Le contrôle des télévisions et de la presse via les budgets publicitaires avait déjà fait ses preuves. « Un monde plus sûr », qui ne ferait sien un tel slogan ?
Mais garantir la pérennité de ce monde plus sûr exigeait surtout de réduire drastiquement les risques. En un petit siècle d’Anthropocène, l’homme s’était largement chargé d’éliminer ses principaux prédateurs. Il n’en restait vraiment qu’un seul, le virus. La dernière crise montrait bien que recourir à l’industrie pharmaceutique ne serait pas d’une grande aide face à ce genre d’ennemi. Les machines calculèrent alors que puisqu’il était illusoire d’espérer annihiler un adversaire capable de renaître derrière l’écaille du moindre pangolin, le plus sûr était de limiter le champ d’expansion du virus.
Pour cela, il suffisait de contrôler les vents, donc l’air. C’était même la première chose à faire. Quelques jeux haussiers et baissiers sur les cours du maïs et de l’huile de palme suffirent à déclencher un épandage massif, au prétexte d’améliorer la productivité de l’agroalimentaire industriel. Il eut pour résultat l’annihilation définitive des algues, planctons, lichens, arbres et plantes sur l’ensemble de la planète.
Le plan marcha magnifiquement. Bien sûr, il y eut quelques effets secondaires, d’ailleurs envisagés et acceptés par l’intelligence artificielle. Sans oxygène, l’homme ne respira plus. Oubliés pour toujours Shakespeare, Bocuse, le kabuki et les #apéro-clandestins !
Alors sur une planète plus sûre, libérée des risques de l’imprévu, délivrée des dangers de la vie, les ordinateurs purent continuer librement à s’échanger des uns et des zéros jusqu’au bout de l’infini.
***
La Licorne demandait un récit de l’après quarantaine en 40 phrases avec des écrivains cachés dans le texte.
illustration : Harvey Rentschler devant l’appareil inventé par A. Phillips Thomas pour produire une force projetée dans l’espace au moyen d’antenne Hertz et reflétée ensuite par un écran métallique (Pacific). Agence Rol, 1927. BnF/Gallica.
Ben dîtes donc, semblez sacrément en colère sur ce coup-là.
Du coup, même pas chercher les écrivains cachés, tellement emporté par la lame de fond de la structure du texte.
Impression d’être passé dans une lessiveuse.
Nouveau Dodo ?
non, aucune colère ; juste l’envie de pousser jusqu’au bout une pure fiction : la finance soudain soucieuse du sort du monde 🙂
Ah oui, C’est pire que la punition divine avec déluge et arche de Noé 😉
C’est que Dieu avait besoin des hommes ; les ordis découvrent qu’ils peuvent s’en passer 🙂
Implacable.
Merci Ingrid 🙂
Radical et efficace, la planète se porterait beaucoup mieux sans l’homme, c’est certain. Cependant la solution est injuste envers la nature, les animaux et les arbres 😉
Oui, j’ai hésité pour les animaux et les plantes…mais un simple retour à un monde équilibré et heureux aurait fait un récit sans chute…et je n’ai jamais dit que la finance internationale était juste 😉
Prémonitoire ?
même pas : ça parait déjà entamé, non ?
Sans appel ! mais si bien amené ! merci Carnets
merci Gib’
Mais la planete mérite-t-elle d’être sauvée si les apéros y disparaissent ?
Il doit y avoir un bug dans leu programme.
Oh, je n’ai rien contre l’apéro ; l’ériger en art de vivre qui vaut de négliger la simple sécurité sanitaire me parait un peu excessif, d’où ce petit mouvement d’humeur 🙂
Le grain de sel de la vision apérobiquée toniquement des barbecues-résistance.
J’ai eu envie d’écrire la suite… J’espère carnet que tu ne m’en tiendras pas rigueur, c’est toujours un peu s’approprier l’écrit de l’autre que d’y rajouter une patte de plus…
« Pendant ce temps, la Terre mère, en grand secret, repensait sa vie toute entière en réinventant totalement tout le modèle d’une faune et d’une flore adapté à son milieu naturel. Une autre forme de vie s’installa sur l’espace précédemment aseptisé de sa surface, et comme chacun le sait bien, la créativité n’ayant pas de limites, l’infinité de sa profusion en fit la plus belle réalisation que la Terre ait jamais connue ».
Pouet pouet !!! 😉 🙂
Bien jolie journée à tous, et à toi, carnetsparesseux.
Merci pour cette suite, Jobougon ; ça me fait penser que j’en avais aussi écrit une, avant :
https://carnetsparesseux.wordpress.com/2019/02/02/apres-longtemps-apres-la-fin/
pouet pouet !
Quelle brillante démonstration, j’adore !
Merci Marinade ! en fait, c’est facile de penser comme un ordi financier 🙂
Belle allégorie (ou allégorithme) !
Il est bien vrai que si l’on veut lutter contre le réchauffement climatique, il faudrait déjà arrêter et démonter tous les « data centers » qui ont besoin de millions de ventilos pour essayer de disperser la chaleur dégagée par leurs zinzins : alors, le télétravail, présenté comme LA solution actuelle, semble légèrement contradictoire avec ce souci écologique (seulement quelques hurluberlus du genre de l’hurluberhulot…).
La finance n’est pas mise au pas : il suffit de voir le pauvre Le Maire distribuant une certaine manne « de Bercy » à Air France, Renault, etc., et, « en même temps », ces entreprises (dont l’Etat est pour partie actionnaire) annoncer des licenciements par milliers.
Raréfions l’oxygène, développons l’hydrogène – il paraît que ça marche bien pour l’automobile – et laissons les petits oiseaux vivre enfin et adoucir la vie des humains pas encore contrôlés par les milices nationales qui peuvent encore écouter pour un temps compté leurs chants tout « comme avant »… 🙂
oui, la promesse d’un monde d’après a comme un arrière gout de monde d’avant 😦
…
Ne restait plus qu’à l’écrire.
Bravo, cher Carnets.
et une fois écrit,
ne restait plus qu’à le lire
Merci Caroline.
Extraordinaire texte, à peine de fiction !
Et avec tout plein d’écrivains cités.
Bonne journée, Carnets Paresseux.
Merci toulopéra ; oui, c’est à peine fictionné 🙂
C’est très crédible, et peut-être déjà à l’œuvre. Après plusieurs années où on bât des record historique de chaleur, 2020 est bien parti pour faire de même. Depuis le début du confiturage, nous avons eu 9 jours de pluie en 12 semaines (et j’habite les Hauts de France, une région pas spécialement réputée pour son soleil et son ciel bleu sans aucun nuage).
Bonne journée (quand même) Carnets Paressuex.
Bon sang !
mais c’est bien sur !
(il est possible que même des humains pensent à cette ultime solution … brrrr!)
De fait, les ordis ne savent guère penser que ce que les hommes envisagent… brrrrrrr
Magnifique nouvelle de SF ou comment mettre en œuvre une fausse bonne idée, quoique pour les ordinateurs l’idée était bonne. Bref chacun défend exclusivement son bifteck, même les ordinateurs qui accèdent à la conscience d’exister…
Merci Mo ; j’aurais aimé l’écrire à la façon d’Asimov et des nouvelles de SF des années 50 que je lisais (pas en 1950 !) 😉
Super bien « ficelé », on se laisse emporter…
et on a envie de savoir comment ça se termine !
On te connaissait grand amateur du « passé »,
mais voilà que tu brilles aussi dans l’anticipation ! 🙂
Je suis heureuse de t’avoir inspiré cette petite « perle » littéraire.
ça fiche la trouille 😶
mais mieux vaut avoir la trouille que de devenir une dépouille …
la trouille est bonne conseillère 🙂