Achrome.
anonyme.
On dit qu’un soir dans une taverne de Bruges trois peintres se défièrent. Bien sûr, pas à l’épée, apanage des nobliaux ; ni au tromblon, arme du mirliflore ; pas à la franche-baffrée, réservée à ceux qui ont de quoi remplir leur assiette à chaque repas. Vous l’avez compris, il s’agissait d’un duel au pinceau. Restait à trouver le sujet qui les départagerait. Le plus hâbleur proposa tour à tour une nature morte, une scène de genre, un paysage, une allégorie mythologique, une mascarade emplie de masques, un trompe-l’oeil, pour tour à tour les rejeter : trop faits, trop peints, trop vus et bons pour les gâche-gouaches. Le plus maigre des trois dit alors : « toutes ces figures, c’est barbant ; réussir un fond vraiment uni et d’une seule couleur, sans marque de pinceau ni raccord ni repentir, voilà le tour le plus délicat du métier ».
Celui qui parlait le moins tapa alors son petit verre de genièvre poivré sur le bois de la table et dit : « On est peintre ou quoi ? ! Si nous voulons vraiment nous révolutionner, ne peignons rien du tout ! – Rien du tout ? – Même pas un monochrome ? -Vraiment rien du tout ! – Une vraie absence de couleur : une achromie, si vous entendez le grec ou l’hébreu ? – Appelez ça comme vous voulez, mais décidons que ce qu’il faudra peindre c’est rien ». Ils chichèrent en trinquant et rentrèrent chacun à l’atelier.
A la date dite, la salle se remplit de populace, d’écoliers et de gens de goût désireux de savoir qui aurait réussi la gageure. Silence fait, le plus bavard présenta son œuvre, dénommée pompeusement Mitochondries. Il s’agissait d’une toile vierge. Il y eut un frisson d’admiration et quelques grimaces circonspectes. Puis le maigre brandit un cadre vide et doré, joliment titulé Confinités : « Rien, soit ! mais bien encadré, voilà le vrai savoir-faire ! » s’exclamèrent les connaisseurs, à travers les rires des béotiens. Le dernier peintre, sans mot dire, tira de sa houppelande un petit tableau éclatant de couleurs. Chacun se penche et s’exclame : « Oh, la mer, – un, non, deux, non, trois, quatre voiliers ! – pfffu, c’te ville ! – quel ciel… – as-tu vu ce laboureur ? – et le petit pêcheur, là… – c’te lumière ! – hé, mate le baigneur qui plonge ! tandis qu’un gamin, bouche bée, monosyllabisait : keskesébo« .
Le silence revenu tant bien que mal, tout un chacun, avec aux lèvres la même question muette – qu’est-ce que c’était que ce rien si plein d’images ? – entoura le peintre qui avait réalisé cette merveille. Alors celui-ci dit : « Fallait peindre rien, non ? Hé, ben pour moi, toutes ces petites figures, disons que c’est rien. Et tant qu’à rien faire, autant peindre un peu ».
* * *
pour l’agenda ironique chez des Arts et des Mots ! fallait carteler et commenter un tableau en incluant six mots : confinités- Révolution- Mascarade- Mitochondries- Trompe l’oeil et keskecébo.
Illustration : Bruegel, la chute d’Icare Musée royal de Belgique.
Superbe ! Merci.
Merci !
ben oui, keskecébo ! j’adore le verbe chicher 😀 merci Carnets je ne sais pas où tu vas chercher tout ça mdrrrrrrrrrrr
merci Gibulène ; j’aime bien aussi le verbe chicher 🙂
Une uchronie que ce tableau achrome!
Et une jolie idée que cette réunion de peintres pour…rien
il faut bien trois peintres pour ne rien faire 🙂
je n’avais pas pensé à l’uchronie ; oh, c’est peut-être le moment d’inventer l’uchromie, quand les couleurs des vieux tableau virent et que l’histoire change !
Bien vu!
Non, il ne regrette rien. Ce rien est vraiment très réussi.
Et pas qu’un peu !!! 🙂
Bravo carnetsparesseux.
Merci Jo !
Bravo pour le tout qui n’est pas rien 😉
tant que le rien n’est pas tout 🙂
Excellent !
Merci Marinade 🙂
Le mystère fut résolu par un faux paresseux : Malévitch avait un (obscur) prédécesseur ! 🙂
En effet, il y a de l’uchronie dans l’achromie… je n’avais pas pensé à Malévitch, picturalement, je suis plutôt Alphonse Allaisien…
Des riens comme ça, j’en veux plein mon tout ! C’est vraiment très joli, Carnets, j’admire et me réjouis.
Merci Frog 🙂 j’ai un peu navigué à vue dans cette histoire là 🙂
C’est sûr Keskecébo, quand tu t’écris sur ces riens et les gâche-gouaches 😉
difficile le placer autrement, le keskecébo proposé par Jean-Pierre 🙂
merci Patchcath !
Un agenda bien cadré ! encore une fois, merci JéJé.
en vrai, j’aime beaucoup les cadres, parfois plus que les toiles 🙂
je peux le comprendre !
Bon jour Carnetsparesseux,
Tout est là … c’est comme écrire … ne rien écrire … la page blanche … l’imaginaire au grand complet … 🙂
En tout cas une belle narration 🙂
Max-Louis
Je n’avais pas pensé à l’écho avec l’écriture ! pourtant, je promène avec moi un conte – que je n’écrirais pas – sur des conteurs qui se taisent 🙂 🙂
Beau…
Et moi qui l’imagine, ce dernier peintre, comme le plus heureux des trois. Debout devant sa toile, à y remplir bellement le temps.
Merci Caroline 🙂
Parfait petit texte !
merci ! paresseux, j’aime bien écrire peu 🙂
En fait, j’aime beaucoup ce tableau anonyme fait de petits riens…
Tu as réussi un texte avec une chute surprenante…
Merci Mo ; le tableau anonyme fait de petits riens copie largement la chute d’Icare 🙂
ton imagination , ce n’est pas rien !!!
je n’ai rien imaginé, précisément rien 🙂
En tant que gente de goût, je vote pour cette interprétation de la toile. Quel suspense, quelle rigolade. Et puis ça valide ce que je me disais à propos du tableau.
Merci victohugotte ; personnellement, je préfère l’oeuvre du 2e peintre : un cadre doré 🙂
Ces trois fois rien méritent une place d’honneur dans mon recueil de pensées sur la peinture ! Un régal ! Et, en plus, le cadre de ce jugement des trois rien est Bruges… Merci, Danielle
Merci Danielle ; il faut que j’avoue que j’ai choisis Bruges parce que ça commence comme Bruegel 🙂
Elégant péché aussitôt pardonné !
Plus tard, Yasmina Reza poussera le rien à l’extrême dans sa pièce « art »
Quoique…le blanc est-il vraiment une absence de couleur ? 😉
•.¸¸.•*`*•.¸¸☆
encore une pièce que je ne connais pas 😦
c’est que j’ai plus lu Allais que Reza 🙂
Pas grave, elle risque d’en commettre d’autres (pièces) encore.
Alors que Alphonse, Raymond et Boris (presque frères comme vos trois peintres ?), c’est beaucoup moins sûr.
Texte quasi jubilatoire pour moi, sans rapport aucun avec les fêtes religieuses du calendrier immédiat.
Mes origines brugeoises applaudissent, autant qu’à une tarte brueghel aux pommes semée d’amandes et de cannelle. J’ai dégusté et savouré ce rien si coloré.
Merci Ingrid ! Une tarte aux pommes, aux amandes et à la cannelle ? Miam !!!
Eh, c’est ça les charmes du Plat Pays (Venez à Spa voir s’il est si plat !!). On n’a pas de gouvernement mais on a des tartes délicieuses (surtout à Tancrémont, on est très fort).
Comme disait le regretté Raymond Devos, trois fois rien c’est déjà quelque chose !
Tu n’es pas loin d’Alfred Jarry et de sa ‘pataphysique ! 😉
Merci Antiblues ; ‘Jarry et sa ‘Pataphysique ? c’est un vrai compliment, pour moi (via Vian, Queneau et Allais, bien sûr)
Très beau. Et je tente justement de réécrire l’histoire d’Icare ces temps-ci. 🙂
Excellent !
Tu contes l’art comme un conte, trois peintres, un duel de pinceau et le rien qui devient le tout ! C’est tout l’art de savoir mener l’art où bon nous semble, et tu y excelles aussi 🙂
Merci Laurence ; j’ai un peu triché, en transformant le cartel en duel 🙂
C’est délicieux, et c’est un texte qui sonne particulièrement bien, en plus d’avoir une conclusion malicieuse comme je les aime. J’aime beaucoup « franche-baffrée ».