Rien de rien

Pieter Bruegel de Oude - De val van Icarus.jpg

 

 

 

 

Achrome.
anonyme.

 

 

On dit qu’un soir dans une taverne de Bruges trois peintres se défièrent. Bien sûr, pas à l’épée, apanage des nobliaux ; ni au tromblon, arme du mirliflore ; pas à la franche-baffrée, réservée à ceux qui ont de quoi remplir leur assiette à chaque repas.  Vous l’avez compris, il s’agissait d’un duel au pinceau. Restait à trouver le sujet qui les départagerait. Le plus hâbleur proposa tour à tour une nature morte, une scène de genre, un paysage, une allégorie mythologique, une mascarade  emplie de masques, un trompe-l’oeil, pour tour à tour les rejeter : trop faits, trop peints, trop vus et bons pour les gâche-gouaches.  Le plus maigre des trois dit alors : « toutes ces figures, c’est barbant ; réussir un fond vraiment uni et d’une seule couleur, sans marque de pinceau ni raccord ni repentir, voilà le tour le plus délicat du métier ».

Celui qui parlait le moins tapa alors son petit verre de genièvre poivré sur le bois de la table et dit : « On est peintre ou quoi ? ! Si nous voulons vraiment nous révolutionner, ne peignons rien du tout ! – Rien du tout ? – Même pas un monochrome ? -Vraiment rien du tout ! – Une vraie absence de couleur : une achromie, si vous entendez le grec ou l’hébreu ? – Appelez ça comme vous voulez, mais décidons que ce qu’il faudra peindre c’est rien ». Ils chichèrent en trinquant et rentrèrent chacun à l’atelier.

A la date dite, la salle se remplit de populace, d’écoliers et de gens de goût désireux de savoir qui aurait réussi la gageure. Silence fait, le plus bavard présenta son œuvre, dénommée pompeusement Mitochondries. Il s’agissait d’une toile vierge. Il y eut un frisson d’admiration et quelques grimaces circonspectes. Puis le maigre brandit un cadre vide et doré, joliment titulé Confinités : « Rien, soit ! mais bien encadré, voilà le vrai savoir-faire ! » s’exclamèrent les connaisseurs, à travers les rires des béotiens. Le dernier peintre, sans mot dire, tira de sa houppelande un petit tableau éclatant de couleurs. Chacun se penche et s’exclame : « Oh, la mer, – un, non, deux, non, trois, quatre voiliers ! – pfffu, c’te ville ! – quel ciel… – as-tu vu ce laboureur ? – et le petit pêcheur, là… – c’te lumière ! – hé, mate le baigneur qui plonge ! tandis qu’un gamin, bouche bée, monosyllabisait : keskesébo« .

Le silence revenu tant bien que mal, tout un chacun, avec aux lèvres la même question muette – qu’est-ce que c’était que ce rien si plein d’images ? –  entoura le peintre qui avait réalisé cette merveille. Alors celui-ci dit : « Fallait peindre rien, non ? Hé, ben pour moi, toutes ces petites figures, disons que c’est rien. Et tant qu’à rien faire, autant peindre un peu ».

 

* * *

pour l’agenda ironique chez des Arts et des Mots ! fallait carteler et commenter un tableau en incluant six mots : confinités- Révolution- Mascarade- Mitochondries- Trompe l’oeil et keskecébo.

Illustration : Bruegel, la chute d’Icare  Musée royal de Belgique.

 

49 commentaires

  1. Bon jour Carnetsparesseux,
    Tout est là … c’est comme écrire … ne rien écrire … la page blanche … l’imaginaire au grand complet … 🙂
    En tout cas une belle narration 🙂
    Max-Louis

    • Je n’avais pas pensé à l’écho avec l’écriture ! pourtant, je promène avec moi un conte – que je n’écrirais pas – sur des conteurs qui se taisent 🙂 🙂

  2. Beau…
    Et moi qui l’imagine, ce dernier peintre, comme le plus heureux des trois. Debout devant sa toile, à y remplir bellement le temps.

  3. En tant que gente de goût, je vote pour cette interprétation de la toile. Quel suspense, quelle rigolade. Et puis ça valide ce que je me disais à propos du tableau.

  4. Ces trois fois rien méritent une place d’honneur dans mon recueil de pensées sur la peinture ! Un régal ! Et, en plus, le cadre de ce jugement des trois rien est Bruges… Merci, Danielle

  5. Plus tard, Yasmina Reza poussera le rien à l’extrême dans sa pièce « art »
    Quoique…le blanc est-il vraiment une absence de couleur ? 😉
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

      • Pas grave, elle risque d’en commettre d’autres (pièces) encore.
        Alors que Alphonse, Raymond et Boris (presque frères comme vos trois peintres ?), c’est beaucoup moins sûr.
        Texte quasi jubilatoire pour moi, sans rapport aucun avec les fêtes religieuses du calendrier immédiat.

  6. Mes origines brugeoises applaudissent, autant qu’à une tarte brueghel aux pommes semée d’amandes et de cannelle. J’ai dégusté et savouré ce rien si coloré.

  7. Comme disait le regretté Raymond Devos, trois fois rien c’est déjà quelque chose !
    Tu n’es pas loin d’Alfred Jarry et de sa ‘pataphysique ! 😉

  8. Excellent !
    Tu contes l’art comme un conte, trois peintres, un duel de pinceau et le rien qui devient le tout ! C’est tout l’art de savoir mener l’art où bon nous semble, et tu y excelles aussi 🙂

  9. C’est délicieux, et c’est un texte qui sonne particulièrement bien, en plus d’avoir une conclusion malicieuse comme je les aime. J’aime beaucoup « franche-baffrée ».

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