Coquimbert qui gagne perd

Les poussins tournent en rond dans la poussière tiède et jaune. Ils jouent à digne-dindon, à mauvais-rôle-mauvais-roi, à la chance à trois dés, à je-te-pince-sans-rire, et encore à plume-je-te-plumerai. Ils jouent en pioutant, sans curiosité pour ce qui n’est pas le jeu. De quoi seraient-ils curieux ? Ils voient chaque jour le chien Pataud se gratter en silence ; chaque jour les trois poules chicaneuses picorent comme si leur vie en dépendait – peut-être que leur vie en dépend, d’ailleurs ? De l’aube au crépuscule, les cinq canards, faux jetons, tournent dans la mare vaseuse. Et le dindon ? l’ahuri déploie en vain ses maigres séductions pour soudoyer les tournesols du jardin. Dans l’ombre du mur de la remise, l’huile qui goutte à goutte fuit du tracteur stagne en flaque irisée sous la grosse machine rouge. La fermière jette à heure fixe une brassée de grain et pose près de la porte, rien que pour eux, une assiettée de pain mouillée d’eau et de lait.
Bref, ils savent tout du monde qui s’étend entre les murs de la ferme.
Nés d’hier, frais pondus de l’année, les huit poussins jouent dans la poussière : à balance-manigance, à la passe à six, à paire et séquence, à qui-dit-oui, à qui-fait-l’un-fait-l’autre, à coquimbert-qui-gagne-perd, à la ronfle, à pousse-poussin, aux échecs, à dépense-finance, aux quilles, à la pirouette et à colin-canard.
Cet après-midi, ils recommenceront.
Ils pioutent, et le printemps glisse lentement, en suspens au dessus du feston des tuiles sans même faire mine de laisser place un jour à une autre saison. Que pourrait-il arriver ? La déboulade soudaine d’un gros animal brun dans l’ovale du portail, les sabots claquant sur le pavé, les longs bois écornant les gouttières, l’effarement de la fermière, l’interloquerie des poules, l’abasourdissement du dindon et des chiens, la surprise des canards ?
Les poussin, eux, ne seraient pas surpris : n’attendant rien, rien ne les étonnerait. Mais rien n’arrive et le jour se passe à jouer à grince-violon, à la rainette-subtile, au trictrac, à roule-poule, aux dames ou à la tirelitentaine, le temps s’écoule comme le goutte-goutte de l’huile dans la flaque et le printemps qui glisse inlassablement en poussant le lourd rabot de ses nuages bleus par dessus le toit rouge de la ferme.

***

Pour les Plumes d’Asphodèle sur le thème du jeu, fallait logorallier les mots rôle, violon, subtil, jeton,chance, ahuri, dépenser, manigance, gratter, séduction, suspens, soudoyer ; les jeux des poussins sont librement inspirés de ceux-là. Illustration : une poule dans une cage, 1921, agence Rol.  BnF/Gallica

42 commentaires

  1. Joli tableau, c’est bon la quiétude et l’insouciance en dehors du temps, c’est le monde de l’enfance qu’on aimerait bien retrouver parfois…

  2. Bon jour Carnetsparesseux,
    Diantre, toute la palette des couleurs d’une basse-cour avec ce vivant dans le rythme, les expressions, les mots à l’étal où l’on se sert à grande voix de lecture …
    Un superbe texte …
    Max-Louis

  3. Déjà que mon imaginaire n’imagine plus grand chose, déjà que mes mots ne connaissent plus trop le bon sens, déjà que…
    Je vais faire comme les poussins : n’attendant plus rien de mon habileté, rien ne peux plus m’étonner…
    Bravo pour ta dextérité ❤

  4. … et quand on se couche le soir, on est content de toutes ses parties où personne n’avait rien à gagner ni à perdre, sauf à admirer la nature et passer le temps 😉 je me suis surprise à admirer les abeilles sur les fleurs de framboisiers…

  5. Très agréable à lire ce tableau de la journée des déjà-blasés poussins d’un jour.
    J’aime bien ces énumérations de jeux dont les noms éclaboussent l’imagination.

  6. Ma parole ! C’est un exercice de style.
    Raymond Queneau doit être content, là-haut, s’il peut te lire.
    La basse-cour par tous les bouts.
    Les poussins, qui font piou-piou, fois huit, font piouX16…
    Mathématiquement concevable.
    J’aime les sensations de réminiscence ressenties à la lecture de ton texte, carnets.

  7. Un moment calme mais pas tout à fait tranquille… J’ai eu peur que ces poussins se fassent pioupiouter pour une fricassée…mais bon, c’est peut-être l’effet cane!

  8. Qu’une poule souffre me laisse pantoise. À tel point que j’en suis à imiter Pataud et me gratte le cuir chevelu. Ambiance serine dans cette cour de ferme, juste à la limite d’un ronron soporifique. Et « l’autre », il ferait bien de rappliquer pour de bon pour faire voler les plumes de toute cette valetaille !

    • sait-on ce qui peut interloquer une poule ? (on les connait mal, à part dans l’assiette). L’ambiance un peu soporifique est voulue, c’est celle de mes vacances de môme ou les jours s’étiraient sans fin… heureux temps quand j’y repense, mais pfff, ce qu’on s’ennuyait des fois !

      • Alors là oui ! Je passais mon temps, il me semble au moins, à dire : j’en ai marre ! Et ma mère, inlassablement : de quoi ? C’est là que je répondais dans un grand soupir : je ne sais pas ! Mais dès qu’elle me disait : va étendre le linge ou va faire la vaisselle, ça va te distraire… hop, je n’en avais plus marre de rien et filait vite hors de portée et de corvée ! 😀

  9. ah zut ! Je recommence la phrase que le dico n’a pas voulu prendre : « Qu’une poule souffre d’INTERLOQUERIE…. et patati patata

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