L’orignal et l’oriflamme

Pataud le chien rêve d’insomnie.
L’autre, celui qu’on appelle Olibrius, mais plus souvent Le Chien, s’imagine invisible.
Peut-être même qu’il l’est.
Ou alors, c’est l’indifférence obtuse des trois poules picoreuses qui le lui fait croire.
Cinq canards se mirent dans la mare : c’est la seule réflexion qu’ils peuvent s’autoriser.
Un dindon lorgne les tournesols invalides qui se haussent du col dans le jardin ; à mesure qu’il hoche du bec, une boule roule de haut en bas (et retour) sur son jabot.
Dans la poussière, huit poussins pioutent sans curiosité – de quoi seraient-ils curieux ?

Et le tracteur rouge sagement garé le long du mur de la grange ? Il perd toujours de l’huile. S’imagine-t-il un autre destin : locomotive, par exemple, qu’il aurait du être, tirant à folle allure des trains entre des tunnels aux bouches sombres ?

Dans l’ombre de la cuisine, coudes commodément posés sur la toile cirée à carreaux rouge et bleue, la fermière fait ses comptes (trois poules pondent huit oeufs, laquelle finira dans le bouillon dimanche ? soient trois champs, l’un ensemencé de blé, l’autre en jachère, le dernier fumé au purin d’ortie : lequel faudra-t-il vendre pour réparer le tracteur et rembourser le crédit agricole ? Et les canards, la dinde, peut-elle compter sur eux ? Combien de potelets faut-il pour renclore le jardin ? équations vertigineuses qu’elle crayonne soigneusement sur la page d’un calepin gris et qui lui laissent un goût d’inabouti et la crainte d’oublier une inconnue.
Le fermier, lui, est on ne sait où. Le sait-il même bien, lui ?
Par-là-dessus, pas de grand soleil jaune aujourd’hui : un ramassis de nuages gris qui dorment sur la plaine sans rêve.

Elle serait bien surprise, la petite foule des poules, des canards, du dindon, et même des  chiens Pataud et Olibrius (les poussin, eux, ne seraient pas surpris : n’attendant rien, rien ne les étonne), elle serait bien surprise si on lui disait qu’elle attend qu’un orignal passe le portail. Oh, tous se figeraient devant l’apparition : surpris, les canards, interloqués, les poules ! Abasourdis, dindon et chiens ! La grande bête ferait le tour de la cour, une fois, deux fois. Les pavés étincelleraient sous les sabots, les gouttières frémiraient au frôlement des bizarres et longs bois ; quelques tuiles sauteraient. Puis l’orignal amorcerait un dernier tour, s’immobiliserait, s’ébrouerait, et puis déboulerait vers le portail : hop, disparu !

C’est cela qu’ils attendent. Mais voilà, rien n’arrive. Pas plus d’orignal (savent-ils seulement à quoi ça ressemble ? hé quoi, on n’est pas au Saskatchewan !) que de… que de quoi, d’abord ? que rien du tout.
Aussi bien, rien ne se passe. Les nuages pèsent sur la plaine et la ferme où picorent les poules picorantes. La mare renvoie le reflet chaloupant des canards au bord de l’eau. Les tournesols se dressent devant le dindon. Les poussins pioutent toujours. La fermière mordille son crayon. Olibrius cherche son ombre dans la poussière et ne la voyant pas se demande si elle est invisible, elle aussi.

Le long du mur de la grange, indifférent à tout cela et dans un soubresaut d’aiguillages soigneusement huilés, le tracteur entre sans peur dans une grande gare couverte d’oriflammes.

***

Pour les Plumes d’Asphodèle sur le thème de l’inconnu, fallait logorallier les mots insomnie, invisibilité, peur, invalide, réflexion, foule, équation, oublier, curiosité, boule, train, tunnel, attendre. Voilà donc un écho (une suite ?)  d’un matin à la ferme.
Illustration : T. Laly, L’élan du Jardin des Plantes. [1875].  BnF/Gallica

47 commentaires

  1. et la marmotte, qu’est-ce qu’elle fait la marmotte, hein ???? ce texte mérite une suite en tous cas…….. les Carnets sont devenus des livres 😉 ❤

  2. en voyant le titre je me suis dit ‘tiens j’ai déjà lu ce texte’ parce que – évidemment – un orignal ça ne s’oublie pas 🙂
    et puis non, c’est la délirante suite 🙂

    • Merci Adrienne ; oui, j’ai décidé de refaire faire un tour à l’orignal (c’est si fréquent par ici, alors quand on en tient un, autant ne pas le lâcher) !
      🙂

  3. C est la ferme de tous les dangers !!
    Fichtre Perette va encore casser son pot au lait !!
    Et Oncle Picsou va compter de travers ses Ors !!
    Wha. Je ne veux pas aller dans ta ferme !!
    Bisous . Super texte !!

  4. Je ne sais pourquoi, mais je pense au désert des Tartares avec ta possibilité d’orignal …
    Elle est superbe ta description fermière.

    • Merci Lydia ; ce texte là est parti un peu au hasard, je me suis plus amusé à écrire autour de la petite foule de la basse cour qu’à réfléchir où l’histoire irait. 🙂

  5. Jésus, Marie Joseph !
    Elle ne s’appelle pas Perrette, ta fermière ? Est-elle une adepte de la fumette ? Que diable (pardon aux 3 premiers cités) vient faire dans cette galère, cet orignal ?
    Et ces poussins qui pioupioutent sans arrêt, c’est normal ? Je leur en ficherais, moi, à ceux-là !

  6. J’aime ! Et moi ca me rappelle un peu les contes bleus et rouges du Chat perché – bien que l’ambiance soit tout à fait différente.

  7. Un piou-piou par ci, un piou-piou par là…c’est la ferme à Mac Donald (ne pas confondre avec Mac Do).
    Une chanson enfantine raconte un peu l’ambiance de cette ferme; Quand au tracteur rouge, dans une histoire pour enfant, il prend la place du cheval fatigué, et laboure joyeusement.

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