Dumas, ni père ni fils : fille

Alexandre Dumas a-t-elle lu Alexandre Dumas ?
Précisons tout d’abord ce elle.
L’Alexandre dont il s’agit est la fille de la fleuriste de Meung, où son père tient le bistrot de la grande place. Son prénom ? Fane de Cloclo, sa mère penchait pour Alexandra. Mais Dumas père a cru bon de fêter sa première née en offrant une tournée générale au greffe de l’État-civil ; la dernière lettre du prénom en a pâti. Pas question de griffougnier le registre officiel, la voilà donc Alexandre pour la vie. Disons-le tout de suite, elle s’en fiche.

Alors l’a-t-elle lu – faudrait mieux dire les a-t-elle lu, ses illustres homonymes, les Dumas père et fils ? Oui et non. Dumas fils, non, et Dumas père pas jusqu’au bout. Cette histoire de gascon quittant sa province avec pour tout bagage une lettre de son père et un cheval jaune offert par papa, dont il doit prendre le plus grand soin (le cheval et la lettre). Et qui paume le mot à la première rencontre, et à Meung de surcroit ! Et qui vend le cheval jaune au motif qu’il en a honte ? Non, mais quel crétin peu respectueux des conseils de son père ! Et puis ces mousquetaires qui se battent à l’épée alors qu’ils ont de beaux mousquets pour trouer la paillasse des gardes du Cardinal en restant à bonne distance ? des crétins ! Pas la peine d’en lire plus, surtout qu’il y a plus intéressant à lire. Salut les Copains, par exemple. Et les pochettes des 45 tours qui tournent dans le juke-box du bistrot paternel.  Dès que l’école est finie, elle s’installe au coin du zinc, d’où elle fait semblant de s’appliquer à ses devoirs en écoutant Sheila, France Gall, Michel Paje, Dutronc et cie. Dumas père et mère ne s’alarment pas, ils écoutent les mêmes disques et se sont rencontrés en slowant « laisse tes mains… ».

Mais ils décident qu’Alexandre ne sera pas bistrotière ; sa place n’est pas derrière le zinc du bar, mais devant le zinc qui garnit les grandes tables couvertes de pots de fleur ; elle rejoint le commerce maternel. Qu’à cela ne tienne. Embouquetant à tour de bras et de bolduc, elle décide de faire se rejoindre son métier et sa passion.

Bien sûr, pas question de passer des disques dans la boutique : c’est tout juste si elle peut écouter en sourdine Radio Monte Carlo. Elle choisit alors de baptiser ses compositions florales du nom de ses idoles. Ses premiers essais – la Pivoine Aznavour, l’Enrico Amarillys – font long feu, tout comme le Ringo-Rose, décidément ringard. Elle ne se décourage pas. Sa mère, consciente qu’il faut marcher avec son temps, la pousse discrètement en rapportant les pochettes des disques du juke-box. Elle conseille aussi à Alexandre d’écrire en belles lettres rondes les noms de ses arrangements floraux sur les petites ardoises qui trônent devant l’éventaire. Et ça marche ! Bien sûr, il y a quelques ratés, comme le Muflier-Grand-Jacques dont la subtilité involontaire passe loin au dessus de la tête de la clientèle, ou le trop évident Tournesol-Mouskouri… mais la clientèle s’engoue pour le Bécaud-œillet-de-Poète, les bouquets de Jacinthe-Vartan ou la corbeille d’Arum-Dutronc.

Et puis ce que devait arriver arrive. Alexandre se rend compte qu’elle ne s’amuse plus. L’arrivée du Disco la cueille à froid. Elle si franche, se surprend désormais, dans l’arrière-boutique, à nourrir des arrière-pensées. Elle s’étiole.  Puis voilà le Punk qui lui colle des fourmis dans les jambes. Meung ? No future ! Alors un beau matin, elle taille la route : en stop, vers le sud, d’après les uns. D’autres disent qu’elle est partie à Londres ou Amsterdam ! Son départ fait du bruit dans le landerneau des bords de Loire : on en parle encore, à mot couvert, à la terrasse du paternel bistrot, vingt ans après. Disons le tout de suite, elle n’a jamais remis les pieds à Meung. Ce qu’elle devient ? Allez savoir. Pas de raison d’être inquiet pour autant.

Ce qui est sûr, c’est qu’avant de partir, elle a composé un gigantesque bouquet de camélias qu’elle a laissé dans la resserre, cadeau d’adieu à ses parents et qu’elle a dénommé en hommage au chanteur de leur première rencontre (une fleur d’hiver s’imposait pour l’auteur de tombe la neige) :

l’Adamo Camélia.

 

* * *

La série des vies improbables des anonymes homonymes de célébrités reprend aujourd’hui : après Sand, Perec, Levi-Strauss, Balzac, Kant, Hugo, Proust, E.-L. James,  Céline, Dostoïevski, Tolstoï, et Queneau, voilà Alexandre Dumas. Le prochain ? On verra bien.

Pour écouter en musique.

Illustration  : The Gardeners’ chronicle : a weekly illustrated journal of horticulture and allied subjects, Boston Library Consortium Member Libraries

 

 

 

29 commentaires

    • L’actualité ne m’inspire jamais (surtout qu’avec celle de ces jours ci, parait qu’il vaut mieux ne rien inspirer).
      au contraire, un vieux calembour que j’essaie d’habiller depuis six mois.

  1. « Salut les copains »… Beau magazine avec les photos de Jean-Marie Périer (fils d’Henri Salvador), un bouquet « Salve d’or » ne déparerait pas dans la boutique même si on n’est pas à Syracuse…

    Belle évocation : le Juxe-box n’était pas encore remplacé par la « Livebox »… 🎸🎹🎼

  2. Un article qui prend toute sa place dans cette charmante collection 😉 saupoudré d’un soupçon de nostalgie et souvenirs d’antan, aux saveurs si particulières. J’aime l’effet que ça fait

  3. Trop bon ton post !!! 😀 et tellement dans le vent comme aurait chanté Michel Page dont j’avais zappé le souvenir ! et l’Adamo Camelia, que du bonheur !

  4. J’avoue sans honte que je n’ai pas vu arriver le coup final. Merci pour ça.

    Quant aux mousquets des mousquetaires, ou plutôt à leur absence, cela fait des années que cette question me travaille et je suis heureux de ne pas être le seul.

    • 🙂
      oui, c’est fou ces mousquetaires démousquetés… dire qu’il n’y a pas eu un bêta lecteur pour faire la remarque à Dumas père ! il y a aussi plein d’autres absurdités dans ce beau roman. Stevensons en a fait une belle critique.

    • un indice pour la prochaine fois : la chute arrive souvent à la fin (sauf pour l’auteur, qui essaie de la placer avant même d’avoir commencé l’histoire)
      Merci Mo !

  5. Pour moi qui suis née en pays de Gascogne , je le dis tout net, cette gamine m’a légèrement énervée. Mais bon, je lui pardonne, je me souviens d’un temps où je me pâmais devant un certain Johnny en fredonnant « retiens la nuit ». À 11ans, on peut rêver et même être un peu bête 😜

    • j’ai relu les 3 mousquetaires il y a quelques temps et je me suis dit que d’Artagnan était courageux, chevaleresque, aventureux, mais…pas très malin ; mais je suis convaincu que tous les gascons ne sont pas aussi crétins que lui 🙂

  6. Je vote pour cette Alexandre, née dans les roses, bistrote (ma maman appelait ainsi ses voisines) pour les uns, rosiériste pour les autres; me rappelant une bonne copine qui avait le droit de faire ses devoirs en écoutant Salut les copains, alors que pour moi, c’était silence radio. Merci pour cette revue des trois mousquetaires; et souvenirs authentiques.

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