Un matin à la ferme

Une cour de ferme. Deux chiens, Pataud qui dort au soleil, et l’autre, qu’on appelle Olibrius, mais plus souvent Le Chien. Trois poules picorent la poussière. Cinq canards cernent la mare. Un dindon lorgne les tournesols à travers le grillage du jardin (pas du tout extraordinaire). Des poussins pioutent sans la moindre idée de la vie qu’ils mèneront. Le long du mur de la grange, un tracteur rouge perd docilement de l’huile : flaque luisante sur la terre grasse. La fermière est aux champs, le fermier au marché. Par-là-dessus, un grand soleil jaune dispense ombre et lumière sans même y penser.

Et puis au beau milieu de cette quiétude, voilà qu’un sourd cataclop retentit. D’abord lointain, puis de plus en plus proche et sonore. Poules, canards, dindons, et même Olibrius Le Chien tournent le cou : Qu se passe-t-il ? Voila qu’un vaste orignal passe le portail.
Un orignal ? Ici ? Chez nous ? ça n’est pourtant pas le Saskatchewan !!
Est-ce bien un orignal ? Oh, pas la peine de prendre le dictionnaire : l’animal est large comme un orignal, haut comme un orignal et brun comme seul un orignal peut l’être.
Tous se figent devant l’apparition : interloqués, les canards, ébahies, les poules ! Surpris, les dindons ! Si abasourdi, Olibrius le chien, qu’il en oublie d’aboyer. Seuls les poussins ne s’étonnent pas de cette vision – trop ignorants pour en mesurer l’incongruité – et Pataud, qui dort toujours. La grande bête fait le tour de la cour, une fois, deux fois. Les lourds sabots frappent les pavés qui étincellent. Les bizarres et longs bois frôlent tour à tour les gouttières en zinc des toitures, manquant faire sauter les tuiles. Sa haute bosse et son jabot font danser des ombres fantastiques sur la terre rouge et le pavé.
Se réfugier dans la mare ? courir vers le poulailler ? sauter la clôture pour s’abriter dans le jardin ? plonger sous la niche ? La basse-cour figée dans la poussière blonde qui se lève haute et tourbillonne dans son sillage n’y songe même pas, paralysée par l’apparition avant-courrière d’on ne sait quelle catastrophe, quelle invasion, quelle fin du monde !
L’orignal amorce un nouveau tour, s’immobilise, s’ébroue, et puis déboule vers le portail et disparaît.
Les murs de la ferme se renvoient encore l’écho de sa course que déjà, les poules sont retournées à leur picorage, les canards chaloupent vers la mare. Les dindons zyeutent les tournesols. Les poussins pioutent de plus belle. Olibrius baille. Une goutte d’huile perle du carter du tracteur.
Pataud roule dans la poussière jaune qui retombe doucement, et replonge, dans son sommeil, à la poursuite de l’étonnante bête qu’il n’a jamais vu.

 

***

Pour les Plumes d’Asphodèle sur le thème de la copie à l’original, fallait logorallier les mots extraordinaire, fantastique, bizarre, orignal, tournesol olibrius, unique, visionnaire, surprendre, innover idée, interloquer.
Illustration : Etienne Descargues, Une ferme. [1890-1914].  BnF/Gallica

37 commentaires

  1. Un tableau digne de Marcel Aymé…
    J’ai adoré le passage de cette tempête à cornes dans cet univers bien huilé par le carter du tracteur…
    Chapeau bas mon dodo !
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

    • Marcel Aymé , je suis flatté ! j’ai juste essayé de décrire le plus simplement possible une ferme toute bête, et de fiche la grosse bestiole conue au beau milieu
      merci Célestine 🙂

  2. La campagne a encore beaucoup de ressources : il faut interdire dans celle-ci l’installation des villes et des « urbains » qui portent plainte contre le chant du coq, les cotcotcodettes des poules et la pendule de l’église.

    Seuls les peintres locaux auront le droit d’installer (sans bruit !) leurs chevalets avec toiles multicolores ! 🙂

    • Oui, désormais il faut enmmener la campagne en ville 🙂
      au début, je voulais lâcher le orignal en ville, et puis j’ai eu la flemme parce que ça impliquait trop de situations et de personnages. Une ferme d’Epinal faisait mieux l’affaire de ma paresse 🙂

  3. Une jolie ferme, des poussins qui pioutent sans idée de la vie qu’ils mèneront, un vieux tracteur docile. De quoi brouter un peu de rêve. Avec ou sans panache.

  4. Bien placé l’orignal 🙂 même si, quelque part, il a fait peur à tout ce petit monde ! quant au tracteur, vaut mieux qu’il libère l’huile sur la terre grasse que sur la terrasse :-D. Merci de cette histoire parfaitement plausible somme toute

  5. En découvrant le début de ton récit je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir un énoncé de problème avec une cour, deux chiens, trois poules, cinq canards… 🙂 et puis l’histoire a pris le pas sur les mathématiques et l’orignal apparu, (même de courte durée) a œuvré pour mettre un joyeux bazar dans l’ordonnance de la ferme. Je l’aime bien cet orignal 🙂

  6. J’ai cru en commençant à lire que c’était le début d’un récit à épisodes et puis… C’était déjà fini (une suite est possible? 😉 )

  7. Un tableau bien réaliste que n’auraient pas renié certains peintres.
    Cet orignal, pour aussi extraordinaire qu’il ait été, n’a pas bouleversé bien longtemps le train-train des habitants de plumes et de poils dans la cour de la ferme. Un éclair de génie, en fait !
    Le dindon ou le dodo ? 😀
    Bisous au Dodo.

  8. Ohé Ohé !
    Tu ne savais pas quoi faire de l’orignal, écris-tu ? VRAIMENT ??? 😀 😀 😀
    Sacré Carnets !
    Mais il rêvait éveillé ou bien il l’a vraiment vu ?

    • En vrai, je ne savais pas du tout quoi faire de l’orignal. C’est pour ça que j’ai décidé de le fiche au beau milieu du paysage (et puis de l’exfiltrer aussi sec) 🙂
      Savoir si Pataud rêve ? ou s’il l’a vu ? j’en sais rien 🙂

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