Instruire le corbeau

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Au pied de l’arbre, le renard agite la carte.
Où se l’est-il procuré ? Est-ce bien nécessaire de préciser ce point ? On a déjà dit combien il était rusé, filou, astucieux, retors, et bien d’autres choses encore. Sans compter qu’il peut aussi l’avoir acheté, ou même que quelqu’un la lui a offerte. Bref, il brandit sa carte et vante à l’adresse du corbeau les plaisirs de l’instruction !

« Voir le monde, apprendre, voilà ce qui est beau, Corbeau : le monde est vaste, tu ne vas tout de même pas rester toute ta vie perché sur un arbre ! »

C’est peu dire qu’il est enthousiaste : il pointe une à une les villes et leurs petits – et grands – drapeaux, les îles, les côtes zigzagantes, les fleuves et les monts.
Où aller en premier ?
Les campagnes, les collines, les montagnes ? on connait déjà. Les villes si pimpantes sous leurs si jolis drapeaux, leur toits et leurs clochetons sont plus tentantes. Et puis on lui a rapporté qu’il y avait là des bibliothèques remplies de livres – là-dedans, il parait qu’on peut apprendre à lire et à compter : de l’instruction condensée ! Mais les villes sont closes de toutes parts d’épais remparts veillés par de hautes tourelles. Il faudrait une longue échelle pour passer par-dessus. Certes, il y a des portes que franchissent des chariots emplis de vivres, de tissus, d’or et d’argent. Mais aux portes il doit y avoir des gardiens tâtillons, sans parler des bobinettes et des chevillettes, des verrous et des cadenas. Il faudra certainement montrer patte blanche à l’huis. Un demi-sourire : ce serait facile pour lui, qui a plus d’un tour dans son sac. Mais soupire : quoi, encore berner les gens ? Non, désormais, il veut vivre honnêtement et partager en frère : l’instruction, c’est la seule chose au monde qui augmente quand on la partage !

Le corbeau reste coi. Renard reprend : il y a aussi les distances : la carte est toute petite tandis que le monde est vaste. Lui, renard, s’userait en vain les coussinets… Bien sûr, il pourrait se laisser porter par l’eau, descendre les fleuves impassibles. Mais là, il doit avouer qu’une vague crainte de peaux-rouges le retiennent. Alors, franchir les côtes, voguer sur le grand océan, regarder les grands poissons qui soufflent et plongent ? Voilà qui serait nouveau. Mais il faut avoir le pied marin.

Toujours coi, le corbeau, en proie à une curieuse impression de déjà-vu. Le renard poursuit : longer les rivages, aller au bout du monde pour rendre visite aux cousines bêtes qui campent dans les marges. Et, là, jetter un coup d’oeil au delà des marges : qu’il y a-t-il après la carte ? un gouffre ? d’autres cartes ? D’y penser le vertige le prend. Il se surprend à chuchoter e pericolo sprogersi… puis s’exclame :

« Ah, compère Corbeau, vois comme les choses sur cette terre sont bien mal partagées : d’un vol plané, tu pourrais tout savoir de la diversité du monde et de sa forme, et tu te bornes à attendre Noël planté sur cette vieille bûche qui te sert d’arbre ! Tu pourrais faire cela pour moi. Moi, si j’avais tes larges ailes noires au lieu de mes quatre maigres pattes rouges, je partirais avant demain, j’irais là, là et là (il pointe de sa patte les dessins sur la carte) et je reviendrais vite te raconter ce que j’aurais vu ! »

A ces mots, le corbeau, qui sait d’expérience que le monde est rond et crémeux et non pas plat et carré comme la carte fallacieuse qu’agite ce benêt rouge, ouvre son large bec pour détromper son malheureux compère.

On connait la suite.

 

***

Fable revisitée pour l’agenda ironique de décembre et matinée des instructions élémentaires demandées par La Licorne.

Illustrations : Joan Martines, Atlas Nautique du Monde, 1586. Gallica/bnF

 

17 commentaires

  1. On connait peut-être la suite mais peut-on être sûrs de quelque chose quand tu y mets ta plume ?
    Sur ce coup Mon corbeau chez les Peaux-Rouges aurait interpelé ce bon vieux Jean !

    • Faut croire que ces deux là, à force de se fréquenter, ont pris les habitudes de l’autre… d’ailleurs, sans même parler de l’arbre, le fromage aussi est sédentaire… mais est-il fromagivore ?

  2. Mais non le corbeau sait très bien que le monde est plat et carré comme une tablette, il y a belle lurette qu’il voyage avec son gps et se fournit en calendos industriels à l’hyper du coin 😉
    Le renard lui, ne sait encore rien.

    • Vu comme ça… mais alors, à quel âge-pivot le corbeau pourrait-il retraiter ?
      (sachant que le renard n’a pas du beaucoup cotiser, vu le chômage endémique du secteur des petits carnassiers ruraux….(chômage aggravé, en plus, par le développement des poulaillers industriels)

  3. C’est chouette cette idée d’en faire tout un fromage 😉 Ces corbeau et renard étaient bien français à coup sûr, mais qu’aurait bien écrit l’auteur s’il avait été allemand, polonais ou russe ?

  4. Chic une nouvelle revisite du conte ! Comme toujours c’est un vrai régal de lecture.
    Ah, le renard malin est toujours aussi savoureux à écouter 🙂
    Cela dit, pour l’amatrice de fromage que je suis : je confirme le monde est (aussi) rond et crémeux 🙂

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