Le silence de l’arbre

Dans le brouhaha de la brasserie qui nous accueille et où bruissement de voix, tintement de vaisselle, grondement intermittent du percolateur et radio qui débite les nouvelles font écho au sourd vrombissement de la rue qui nous parvient à travers la terrasse largement ouverte, nous parlons des bruits et cris d’animaux que nous n’entendrons plus. Et voilà qu’un ami nous raconte l’histoire qui lui est arrivée.

Il revient d’un séjour dans un village dont il nous tait le nom. D’abord inquiet du silence monacal de la campagne, il a bientôt découvert que ce monde est rempli de mille petits sons qu’il ignorait : froissement du vent dans les herbes, bruissement d’insectes, chant d’oiseaux invisibles. En prêtant l’oreille, il entend glapir un renard tapi dans le bois. Un jour, il saisi même le roulement des cailloux au fond du ruisseau. Il croit d’abord que, grâce au calme et au repos, son ouïe s’est améliorée.

Pourtant, à l’heure du journal-parlé, il doit demander à l’hôtelier de monter le son de la radio, moins audible de soir en soir. Mais il n’y prête pas attention, jusqu’au jour où il manque se faire renverser, retour d’une promenade, par une camionette dont il n’a pas entendu ni le moteur pétaradant ni le klaxon !

Alarmé, il consulte. Le médecin le rassure : son ouïe est intacte. Avant d’ajouter : il y a quand même quelque chose. Il baisse la voix : croyez-moi ou pas, mais le fait est que la nature est lasse de notre culte du vacarme. Elle contre-attaque. Elle a commencé par museler nos machines.

Notre ami demande : comment ?
Les arbres, répond le médecin. On ne sait pas encore comment, ils absorbent le son, certaines fréquences plus précisément, qu’ils recyclent en silence. Comme ils font de l’oxygène avec le gaz carbonique. Oh, ne souriez pas. Ils sont discrets, mais savent faire des trucs qu’on découvre tout juste : l’acacia devient amer pour écœurer la girafe, et prévient ses voisins sous le vent.

Un plaisantin remue sa chaise et dit : qu’importe, ils n’iront pas loin, avec leurs racines. L’ami objecte : Non, ils se déplacent. Le vent disperse les spores et le pollen, tandis que les graines voyagent accrochées au poil des bêtes ou à l’abri dans leur panse.

Il ajoute : j’ai fait ma petite recherche, et je pense que ça vient de ça. D’une enveloppe tirée de sa poche, il sort quelques feuilles émiettées, trois brins d’herbe et une fleur écrasée. Ses voisins de table touchent les brimborions de plantes du bout du doigt et quelqu’un dit, avec un air songeur : Oh, ce serait un miracle. Après tout, si les machines tournent toujours, mais en silence, ça ne changera rien pour nous. Sauf que ça sera reposant de ne plus entendre les moteurs.

Notre ami le détrompe. Au contraire, c’est très dangereux : une fois que les arbres nous auront réduits au silence, plus de vrombissement de moteur, plus de klaxon, plus de crissement de frein : on n’entendra littéralement plus les voitures arriver. Moralité : accident, accrochage, carambolage ! La vie en ville va devenir terrible. Sans  moucharder un secret d’état ni compromettre la sécurité nationale, on peut affirmer que même si le phénomène est encore limité, les conséquences sont inouïes.

Au delà des voitures, imaginez : plus de radios ni de téléphone, donc, plus de communications, plus d’informations. Partant, plus de politique ! Il parait que les militaires regrettent d’avance le son du canon et le roulement du tambour. Et finie la musique : muets, les trombones, les guitares, les pianos ; terminés, les oratorios et les symphonies. Rien ne dit que la voix humaine ne sera pas le prochain bruit visé. A nous le monde du silence !

Quel conteur, quel menteur fait notre ami ! Chacun se redresse et reprend ses esprits en regardant la salle animée, le percolateur qui fume, les clients qui mangent et trinquent, et par-delà la terrasse et la foule qui passe sur le trottoir, les feux des voitures qui filent dans la nuit.

Et puis je me fige : mon oreille n’entend plus rien, sauf l’eau qui glougloute légère dans les éviers des cuisines, le chant ténu des moineaux sur le trottoir et le léger grincement des pattes des pigeons sur le zingue des toits.

 

 

***

Pour les Plumes d’Asphodèle sur le thème Chut !, fallait logorallier les mots silence, bruit, doigt, symphonie, discrétion, calme, moucharder, monacal, miracle, culte, cri et compromettre.

à propos des acacias ;

illustration : Cèdre de Montigny-Lencoup, 1926, BnF/Gallica

40 commentaires

    • je n’y ai même pas pensé ! zinc m’évoque plus le tableau de classement périodique des éléments que les toitures. et puis s’il faut tout expliquer, zingue rime avec moinezingue 🙂

  1. Ha si seulement les arbres pouvaient faire taire les hommes et tous le vacarme qu’ils occasionnent! Je me demande si on ne deviendrait pas plus intelligents dans le silence …

  2. Tu sais que tu nous a mitonné là quelque chose qui est une délicate petite histoire de SF. Mais tu n’es peut-être pas adepte du genre? Alors une histoire fantastique, si tu préfères.
    En tout cas, c’est un petit bijou.

    • Merci Mo,ça me touche vraiment ; et cette fois, j’accepte volontiers l’étiquette science-fiction (même si « l’explication scientifique » à base d’acacia et de girafe » est un peu courte) 🙂

    • Je n’ai rien contre le bruit ! en vrai j’étais parti d’une histoire de silence qui est resté en plan ; et puis une discussion m’a emmené vers cette piste là…. et voilà !

  3. Enfin la paix !
    J’aime beaucoup cette idée, dans un monde où le silence n’existe plus. Le murmure du monde est devenu incessant. Des arbres créateurs d’oxygène et de silence, seraient le trésor de la terre. Une forêt féerique…
    Vos idées m’enchantent souvent mais celle-ci particulièrement !

    • Merci Marie-Christine ; un monde du silence, ou seuls les bruits « naturels » seraient audibles….
      l’idée de l’arbre absorbe-bruit est venu un peu au hasard, mais j’en suis quand même très fier ! 🙂

    • bonjour Marie-Christine,
      je viens de voir votre twitte l’article sur la disparition du silence…. je ne pensais pas être si prophète 😦
      il est temps que les arbres s’organisent !

      • Bonjour et merci pour cette visite, oui le silence est de plus en plus retranché au fond de quelque désert, semble-t-il. Vous êtes un visionnaire, ne le saviez-vous pas ? 🙂

    • Merci Marlabis ! J’ai failli appeler le texte « la revanche de l’arbre » et puis j’ai trouvé que c’était un peu violent. Et puis (dans ma têtes) les arbres ne sont pas violents, ils ne se revanchent pas : si besoin, ils dissuadent l’agresseur ou le rendent inimportun. 🙂

  4. C’est vrai, quelle misère tout ce bruit ! J’ai pu remarquer cet été que nos petits entendent encore bien plus de sons que nous 😉 J’aime bien ta dernière phrase, et qu’est-ce que ça donne aujourd’hui ?

  5. J’adore vraiment cette idée, bien qu’elle contienne tous les germes du désordre. Ici le chaos vient de l’absence des sons mécaniques. Dans le roman de José Saramago « L’aveuglement », les hommes perdant la vue s’enfoncent dans un monde extrême. Je ne sais pas pourquoi votre nouvelle m’a fait penser à Saramago… Bravo pour ce texte !

    • Merci Domi ! c’est une idée qui est venue un peu par hasard, un petit peu manichéenne peut-être, mais qui m’a plu. Je n’ai pas lu ce Saramago là. Je le rajoute dans ma listalire.

  6. Il faudrait aussi de temps en temps s’aveugler (ne plus regarder tous ces écrans qui nous renvoient les images des prédateurs politiques), joindre le noir au bruit disparu – les scooters électriques étonnent la première fois lorsqu’on les voit passer – et rêver comme dans un caisson spatial…

    Texte imaginatif et zen… 🙂

  7. Bon jour,
    Le drame à portée de racine quand l’arbre à cames de la société humaine se sonotone sans succès l’effet sert à la serre d’une surdité de l’Homme …
    Un beau texte qui de degré en degré nous transporte vers le drame qui s’accomplit …
    Max-Louis

  8. Et moi je vote toujours pour un silence rempli de vie.
    Et tu me rappelles… j’avais traduit, il y a vingt ans, un reportage sur la magie de l’acacia.
    Il y a de ces histoires qui réchauffent à fond le silence.

  9. La magie des arbres. Hello ! Merci pour ces silences reposants ! Mon blog (Pas Plus Haut que le Bord sur Word Press) est passé en mode restreint, avec une autorisation préalable, ce blog bien apprécié est invité à toquer à la porte, on lui ouvrira ! Amicalement Nowo

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