Quand on en vient à l’éléphant

« Quand on en vient à l’éléphant, il est temps de trouver l’espace ».

Cette phrase me trolottait dans la tête depuis plusieurs jours. Impossible de retrouver d’où je l’avais lue, vue, ou entendue. Certainement pas dans les journaux parlés ou écrits qui ne gazouillaient que rentrée des classes, hausse des cotisations et présomption d’innocence politique : pas d’espace là pour le moindre vermisseau, encore moins pour un éléphant. Est-ce que j’avais lu par inadvertance une liste de conseils animaliers : « Pour la grenouille, prévoir de l’eau ; pour la girafe, un bosquet d’acacia convient » …et ainsi de suite jusqu’à l’éléphant et son espace ? Ou bien était-ce un fragment de dialogue d’un film sur le cirque ? Mais je n’avais pas souvenir d’avoir regardé, et encore moins écouté, un film sur le cirque… De temps à autre, je n’y pensais plus. Juste le temps de me dire « Tiens, je n’y pense plus ». Et forcément, rien que de me le dire me le remettait en tête.

Et puis, ce soir,  comme  je répétais en boucle cette idiote de phrase comme si la dire à haute voix allait lui donner subitement un sens, j’ai entendu une voix me répondre :

« Trouver l’espace ? Pourquoi ? vous voulez dire que je suis énorme, peut-être ? ou que je prends toute la place à force de faire l’important ?

Moi, interpelé dans mon salon par un éléphant ? Mais quand je me suis retourné, pas le moindre pachyderme ! J’ai rallumé les lampes, regardé dernière les fauteuils, sous la table ; rien. Entre les piles de livres et de journaux. Encore rien. Roulé le tapis, empilé les chaises ; toujours rien. Je me préparais à déplacer l’armoire quand la même petite voix flutée et moqueuse a repris :

« Vous voyez bien que vous ne me voyez pas : c’est la preuve que je n’ai pas besoin de tant d’espace que ça ! Et puis, de l’espace, qu’est-ce que ça veut dire ? chacun a besoin de l’espace qui lui va, et voilà : les souris, par exemple, préfèrent les espaces avec du bon fromage et sans méchants pièges à souris ! »

Le trottinement incessant qui accompagnait ces mots m’avait mis la puce à l’oreille ; la tirade sur le fromage et les pièges a achevé de me convaincre : les  souris qui occupent depuis les vacances le tiroir du guéridon – tiroir bien entendu trop bien coincé pour que je les en déloge – s’offraient une belle occasion de se moquer de moi.

Comme à chaque fois, j’ai acheté la paix avec un petit bout de fromage et une croute de pain. Puis, pour sauver l’honneur, j’ai ouvert la fenêtre pour faire mine de contempler la nuit fraiche. Les lumières zigzagantes des rues et les néons qui soulignaient en creux la  silhouette des toits m’ont distrait un moment, et puis la phrase est revenue :

« Quand on en vient à l’éléphant, il est temps de trouver l’espace ».

J’ai fermé les yeux un instant. Quand je les ai rouverts, la ville s’était effacée dans la nuit. Il m’a fallu un petit moment pour comprendre – trop habitué à l’ordre du ciel et des étoiles pour les imaginer ailleurs qu’à leur place assignées – que là-haut aussi tout était soudain chamboulé : carapaté, tout le bestiaire céleste et improbable, scorpion, poisson ou capricorne. Dispersées, les figures hiératiques héritées de l’antique, Cassiopée, Hercule ou les Gémeaux : le ciel était noir et nu.

C’est alors que je l’ai vu, paisible et solitaire au cœur du grand désert d’encre : un vaste éléphant d’étoiles qui passait, triomphant, pour moi seul, avec la lune pour diadème.

 

 

***

Pour l’agenda ironique, une fantaisie avec une phrase qui m’a vraiment trolotté dans le ciboulot pendant quelque jours.

Illustration : Spectacle pyrotechnique au Parc des Princes, Agence Rol, 1925. BnF/Gallica

35 commentaires

  1. Bon jour,
    Diantre un passage vers un monde parallèle si ce n’est une réalité qui nous échappe car comme il est dit quelque part :  » Il y a des jours où on regarde sans voir, et d’autres où l’on voit très bien presque sans regarder. », si ce n’est du fait d’un onirisme éléphantesque … (à confirmer) 🙂
    En tout cas un très beau texte qui nous fait voyager comme un conte.
    Max-Louis

  2. fiouu c’est beau ! et on peut philosopher longuement sur le dos d’un éléphant avec une telle phrase « Trouver l’espace ? Pourquoi ? vous voulez dire que je suis énorme, peut-être ? ou que je prends toute la place à force de faire l’important ? »
    cet éléphant, ne serait- ce pas l’incarnation pachydermique du TEMPS ?!!

  3. Et dire que je l’aurai vu cet éléphant. Que je l’aurai vu en te lisant.
    Vlam, oui vlam. D’un coup. Là-haut dans le ciel de ma tête, avec sa couronne de lune.
    Moi qui me préparais à une fin psychologique. Ou politique. Voire trumpienne.
    Il y a tant d’éléphants dans les pièces du monde.
    Or, non. Je me suis retrouvée de nuit, accoudée à la fenêtre, les yeux sur les étoiles.
    Sur une fin de rêve.

    • C’est normal (et rassurant) que tu l’aies vu, puis qu’il est là, dans le ciel !
      une fin trumpienne s’imposait, mais je ne n’ai pas vu Donald dans les étoiles 😦

      • bien vu ! j’avais pensé à plusieurs réponses spirituelles mais qui me donnaient à chaque fois l’impression de faire le malin 😦
        je préfère penser que mes lecteurs /lectrices sont malins / malines, elles/ eux !

  4. « Quand on en vient à l’éléphant, il est temps de trouver l’espace, Quand on en vient à l’éléphant, il est temps de trouver l’espace, Quand on… »

    Non, y’a pas moyen, il n’y a donc que chez toi que cette ritournelexie devient inspirante ?

  5. Doux à souhait ! Avec des pointes de malice et de poésie, une jolie histoire que tu as bien fait de détricoter, notre intuition… ne nous trompe jamais :)! Belle journée, Sabrina.

  6. Pendant qu’il pleut des trombes d’eau chez certains, d’autres voient des trompes dans le firmament … L’éléphant, qui était déjà porteur de la terre, tout d’un coup acceptait, comme dans un conte de soutenir aussi le ciel … Merci Carnets poétiques !

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