Voir la mer

« Sont partis où ?
– On sait pas : évaporés, disparus, partis, c’est tout. Yapluknou.
– Nous et l’auto. Enfin, nous, l’auto et les aut’z’autos arrêtées devant et derrière. Et sur les côtés. »
*
« Parlant bagnole, je vous avertis qu’il faudrait pas trop compter dessus : le concert de claquesonne de cette nuit a vidé la batterie, partant plus de phare ni de démarreur : même si ça se dégageait, on peut pas trop espérer rouler.
– Les phares, avec le soleil qu’il fait…
– Oui, mais la nuit ?
– Et même si elle démarrerait, comment tu la conduirais ? Une clé à molette, attraper le volant ? Et la pelote de laine ferait la navigation ? Faut pas se leurrer, on dépend d’eux.
– On dépendait d’eux, nuance. Sont partis. disparus, évaporés…
– …
– Plait-il ?
– Je disais, c’est fatigant cette manie de faire des phrases. »
*
« Pas à dire, on est bien coincés, nom d’un sol dièse.
– Coincé comme un yatagan entre zython et fuyez (mot-compte-triple) !
– On t’a déjà dit que ça suffit de radoter tes vieilles parties de scrabble ! Note que le yatagan et le zython non merci, mais fuir, ça serait une idée.
– Fuir où ? On ne ferait pas passer un brin de laine entre les trois files et la bande d’arrêt d’urgence…
– Alors à travers champs ?
– M’en parlez pas ! Je déteste la campagne. Je voulais voir la mer, moi. »
*
« Fait chaud.
– Toujours au mois d’août.
– Oui mais là c’est pire.
– Ben oui, plus de courant, plus de clim…
– Vous vous rappelez quand la radio parlait du réchauffement climatique ; qu’à force de climatisation il ferait de plus en plus chaud, que les pôles fondraient, que la mer monterait, que ça serait la yxième extinction.
– l’extinction des phares ?
– Idiot !
– Et c’est pour ça qu’ils seraient partis ? Sans nous ?
– Le jour de la fin du monde, tu emporterais un gant de boxe, une clé à molette, une bobine de laine jaune et un vieil Y de scrabble ? »
– Et un harmonica ! N’m’oubliez pas ! »
*
« La fin du monde ? Et si c’était vrai ?
– Chance, passer la fin du monde dans une bagnole en rade avec un gant de boxe qui cite Musso !
– T’en veux une ?
– C’est peut-être une épreuve qu’on nous envoie ? comme dans l’Île Mystérieuse ?
– Parce que tu comptes sur le capitaine Nemo pour venir nous récupérer ? »
*
« Vous trouvez pas que les arbres se sont rapprochés ?
– Mais non, tu as la berlue. C’est la chaleur !
– N’empêche, le premier qui s’approche, je le cogne !

– Toujours pas de radio ?
– Si tu crois que c’est facile de tourner le bouton, pour un gant de boxe ? Et puis la batterie est a plat.
– Forcément, à force de boxer le claquesonne…
– T’en veux une ?
– Calmez-vous devant. Pas de radio, on s’en fiche : je suis là pour la musique.
– Oui, bien parlant de ça, l’harmonica, si tu pouvais arrêter de souffler, ça nous ferait des vacances.
– Pardon, je souffle et j’aspire. C’est pas ma faute à moi, je suis fait comme ça.
– Ben nous aussi on aspire, et par exemple moi j’aspire à revoir ma boite à outil ; et aussi un peu de silence, tiens. »
*
« Hé, mais Bobinette avait raison, regardez, les arbres sont de moins en moins loin. Sont presque au rail de sécurité ! et là-bas, le liseron a quasi effacé la file des véhicules lents.
– Oui, hé bien on est tous des véhicules lents…
– Tu sais, ils étaient là avant la route ; maintenant que plus rien roule ils vont reprendre leur place. D’abord les champignons qui vont faire éclater le bitume, et puis dans les fissures les touffes de graminées, puis les racines et les arbustes… et un de ces quatre matins la carcasse de la voiture sera perchée en haut d’une branche !
– Imagine l’igrec sur une fourche ! la touche !
– La clef à molette dans les racines…
– Et l’harmonica croché en plein vent ! Il fera fuir les merles !
– Non, pas question de se laisser enherber par des végétaux ! »
*
« Moi, je voulais voir la mer.
– On sait.
– Fait chaud.
– On sait.
– Hé, toi qui sais tout, explique-nous pourquoi les arbres s’éloignent !
– Facile, avec la chaleur t’as la berlue !
– Non, elle a raison, même l’herbe s’écarte, et plutôt vite !
– C’est quand même pas nous qu’on les fait fuir ! Z’ont peur de plus méchant que nous cinq ! Regardez comme le liseron file à toute radicelle !
– Tu divagues !
– Je ne sais pas s’il dit vague, mais puisqu’on en parle, il y a comme une longue barre grise et tremblante qui roule en grossissant depuis le fond de l’horizon !
– Oh, même qu’elle engloutit la route les voitures et les champs !
– !!
– !!
– Veinards qu’on est, on dirait qu’on va quand même voir la mer. Et plus vite qu’espéré. »

***

Pour l’agenda ironique d’aout chez Bastramu, fallait cinq objets (désignés à l’avance) dans une voiture coincée sur une route en route vers les vacances, et une référence à l’Île Mystérieuse de Jules Verne. Paresseux, je laisse au lecteur le soin d’imaginer qui dit quoi.

Illustration : Pichon, La Buire, Lyon. De la belle mécanique, de la ligne et du confort, 1922. BnF/Gallica.

34 commentaires

    • Oh, c’est une apocalypse pour rire : après tout, les « héros » voulaient voir la mer, leur souhait se réalise à la fin ! 🙂
      Mais oui, sacré challenge pour le costumier … je voyais plutôt un petit film d’animation qu’une pièce « jouée sur scène » !!

  1. Drôle et jouissif ! Belle participation à l’agenda ironique ! J’espère enfin m’amuser un peu au prochain, depuis le temps que je veux y participer… même si -hélas !- je ne crois point pouvoir égaler ce niveau de burlesque et réalisme
    ! Belle journée, Sabrina.

  2. La bignole s’était évanouie dans la nature des villes : il était logique que la bagnole la suive.
    On avait lancé un avis de recherche à Brignoles, mais c’était du bricolage.

    Bagnols-sur-Cèze avait changé son nom en Gogols-sur-Pèze, mais personne ne s’y reconnaissait facilement.

    La voiture autonome avait bien évidemment disparu, elle aussi, de la circulation.

    (joli conte qui effare ! :-))

    • bigner la bagnole de la bignole ? hop, au bagne !!

      (la voiture autonome, on pourrait contracter ça une « autotonome », puis, par réduction, une auto, non ?)

  3. Heu …chez les marins ? » ça me fait penser qu’on sait pas ce qu’elle devient VF ? Attends j’vais voir.
    Elle twitte, enceinte apparemment.

    IL faut aller aux champignons, faut pas rester dans la voiture.

    • hé, curieuse cette manie…. des fois j’emprunte des bouts de phrases à d’autres, pour le plaisir d’imaginer que quelqu’un les remarquera et sourira.
      pour les champignons, faut attendre l’automne, si la fin du monde nous en laisse une.

    • Merci Mo ; je trouve ce texte plutôt dans une veine fantastique-absurde-ironique, mais SF pourquoi pas. C’est un genre que j’aime beaucoup même si je suis un peu sevré des robots et des aliens (j’en ai trop croisé dans les bouquins) 😉

  4. Ces cinq objets étaient sur la plage après la dernière vague de la grande marée de dimanche, mais c’était déjà en septembre 😉 Bravo

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