Un petit déjeuner de poulpe

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Il avait toujours eu une idée assez arrêtée de l’imprévu, qu’il s’était – l’imprévu, pas l’idée – toujours efforcé de circonscrire sinon à du maitrisable du moins à du supportable : averse désinvolte lors d’une promenade, panne soudaine du grille-pain en plein petit déjeuner, chaussettes en boule qui se révèlent orphelines ou trouées… toutes choses destinées à causer assez de désordre et de confusion, mais sans réels dommages. Cette doctrine rassurante le protégeait des phénomènes les plus extravagants, telles que les tornades causées par des papillons ; d’ailleurs, celles-ci, loin d’être le fruit du hasard, s’expliquaient au moyen de la météo.

Aussi imagine-t-on qu’il se trouva fort dépourvu en voyant, un matin, dans son jardin, un poulpe. Précisons pour la bonne intelligence de la situation qu’il portait à deux mains un plateau chargé d’une tasse, d’une théière fumante, d’une assiettée de petits pains beurrés et de deux pots de confitures – mirabelle et orange ; qu’il se trouvait sur la deuxième marche de l’escalier qui descend de la cuisine jusqu’à l’allée gravillonnée, et qu’il tenait pour acquis, il y a encore une minute, qu’il allait prendre un petit déjeuner tranquille dans la fraicheur du jardin. Ajoutons que le poulpe se trouvait installé – aussi confortablement qu’il paraissait possible à un octopode – sur la seconde chaise en rotin, trois tentacules négligemment posés sur les deux accoudoirs et deux autres sur la table de jardin. Inutile de décrire plus avant la scène, que le lecteur féru des récits du commandant Cousteau et des romans de monsieur Verne n’aura aucun mal à imaginer. Il suffit de préciser qu’aucun cirque aquatique n’était signalé en ville, que nul aquarium océanique des environs n’avait égaré un pensionnaire, et que la villa se tenait assez loin de la mer pour qu’une explication logique fut raisonnablement envisageable.

Que faire ? Hurler de terreur et s’enfuir, au risque de passer pour un lunatique aux yeux des voisins et de faire tomber son petit déjeuner en travers de l’escalier ?

Zut ! Il ne sut que descendre les deux dernières marches sans trop trembler, s’approcher de la table – en évitant instinctivement, par une crispation des phalanges, qu’un gravillon se glisse entre semelle et plante des pieds – poser le plateau, dresser le petit déjeuner et servir un thé fumant à son hôte. Il se surpris – s’excusant d’un bredouillis – de ce qu’il devait retourner chercher une seconde tasse pour lui-même.

Le poulpe se tourna vers lui, le remercia et s’excusa de sa propre surprise en avouant qu’il avait toujours eu une idée assez arrêtée de l’imprévu.

 

 

***

Pour les Plumes d’Asphodèle sur le thème Imprévisible, fallait logorallier les mots boule, confusion, destiner, dommage, désinvolte, effet, extravagant, hasard, intelligence, lunatique, météo, papillon, soudain et zut.

Illustration : Férussac et Orbigny, Histoire naturelle générale et particulière des céphalopodes acétabulifères vivants et fossiles…  BnF/Gallica

41 commentaires

  1. Ce texte irait bien avec celui de notre Ecrevisse Turbulente ! Mais vous avez pris quoi au p’tit déj ??? 😂😂😂😂 Ceci dit, j’adore, c’est génial !👍

  2. Quelques papillons d’ivresse.
    Prévisibles, mais quand même.
    À vous lire.
    Petits ouragans de surprise.
    Et pourtant, c’était tout aussi imprévu
    qu’absolument prévisible.
    C’est que tout valsant de paresse,
    certains cahiers savent semer.
    Des oeillades à la file
    qui vous mettent en gaieté.

    Enfin, pour en revenir à la surprise,
    l’avant-dernier, malgré le bredouillis,
    préférerait un thé… ;o)

    et puis ces tels et telles
    qui savent jamais trop… ;o)

    belle fin de journée, m’sieu vous.

  3. Je n’ai jamais encore ressenti autant de sympathie pour un poulpe… 😉
    A part ça, j’ai adoré :  » en évitant instinctivement, par une crispation des phalanges, qu’un gravillon se glisse entre semelle et plante des pieds ». On sent le vécu, surtout avec des tongs!
    Bonne soirée,
    Mo

    • 🙂 jamais de tongs, mais en effet des souvenirs d’été en « spartiate » garnies de gravillon ! du vécu, en effet 🙂
      je suis heureux que ce poulpe au jardin t’ait plu : ya pa plus sympa qu’un poulpe !

  4. Vlà que Lydia me fait de la pub !
    Mais c’est vrai que ce poulpe serait aussi fort à son aise dans l’Autre Ment de mon héros. Lequel, d’ailleurs, a presque déclenché une tornade causée par un papillon. En tout cas, les cumulonimbus s’en souviennent encore !

    • Merci Anne ! sous la table, ça n’est pas la peine, il faut s’assoir avec les invités ! le « héros » en sera quitte pour un nouvel aller-retour en cuisine pour apporter une troisième tasse à thé (ce qui doit être de l’ordre du maitrisable et du supportable 🙂 )

  5. L’hôte inattendu me fait penser à la fameuse rencontre imaginée par Lautréamont : « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (« Les Chants de Maldoror », chant sixième).

    Il est vrai qu’ici « le vieil Océan » ne semble pas très éloigné de cette histoire fantastique.

    À la poupe du bastingage du petit-déjeuner, vous avez su ne pas chavirer. Des fois, on n’en croit pas ses yeux et les bras vous en tombent : difficile de résister à la tentacule ! :-

    • Merci Dominique ; je mets de côté trois tasses pour Lautréamont, sa machine à coudre elt parapluie (et je me mets à la recherche du « Vieil Océan » pour m’instruire un peu 🙂

  6. Entre les hallucinations d’Ecri’Turbulente et ton petit déjeuner de poulpe… 😀 😀 😀
    « Une idée assez arrêtée de l’imprévu. » !!! Morte de rire !!!

    À bientôt

  7. Tu fais partie de l’APF depuis ?
    C’est très sérieux, tu sais !

    J’ai été tentée par le mouvement à une époque, mais je n’ai pas pu persister longtemps car mon supérieur hiérarchique était adepte du girafisme et refusait catégoriquement toute forme de dissidence, qu’elle soit Desprogienne, soit-elle ou pas.
    J’ai donc capitulé, à contre-tentacule par force et à regrets. Depuis, j’ai un complot de poussinisme à réaliser, et contre lequel il n’aura, j’espère, pas le cœur à s’opposer.

  8. Ah cher dodo…C’est jouissif, bien écrit, drôle et parfaitement déjanté pour que je te décerne mon prix spécial …
    Et en plus tu pratiques avec un art consommé l’épanadiplose…
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

  9. Et la suite ? Le poulpe connaît son heure de gloire, pas trop tôt si tu veux mon avis, et je ne m’étonne pas que ce soit grâce à toi !

    • Je te rejoins sur l’admirabilité du poulpe, personnage curieusement négligé dans la littérature contemporaine !
      à l’origine, il n’y avait pas de suite… mais ça pourrait arriver, finalement ; pour le joli de l’histoire comme pour le confort des protagonistes, il faudrait qu’ils boivent au moins une tasse de thé (surtout avec la canicule 🙂 )

  10. Deavy Jones n’est pas loin, j’ai peur !
    Pas copine avec les poulpes depuis le jour où un petit rigolo m’en a collé un sur le dos alors que j’étais en maillot de bain. C’était il y a…51 ans, je sens encore ses ventouses sur ma peau ! Saleté de poulpe et espèce d’andouille pour l’autre ! Grrr….

  11. Du poulpe, cette semaine, j’en ai vu à quelques pieds sous mes pieds dans la mer puis mariné, prêt à être mangé, dans mon assiette, mais jamais je n’aurais pensé qu’il puisse être mon voisin de chaise ni qu’il eut une idée arrêtée de l’imprévu 😉 J’adore, et je vais y réfléchir

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