Elle, E.-L.

Erika-Léonard James ignore complétement l’existence d’Erika-Léonard James. D’abord parce que, d’aussi loin qu’elle se souvienne, elle a été trop occupée à batailler avec ses parents, ses profs et ses camarades de classe pour imposer la réduction de ses deux prénoms à leur plus simple initiale ! Non mais à quoi pensaient ses vieux ? Erika, comme le pétrolier naufragé ? et Léonard, comme… qui ? Herbert Léonard ou Léonard de Vinci ?

Et puis parce qu’une fois à la fac, elle découvre la liberté ! Libre de s’appeler enfin comme elle veut, et E.-L. si elle veut ! Et libre de lire ; mais toujours pas son homonyme ! Car E.-L. James préfère dévorer Charles Lyell, ou plutôt les trois volumes de ses Principes de Géologie qui vers 1830 ont mis à terre les tenants du Catastrophisme de Cuvier. Elle admire l’ingéniosité de la stratigraphie exposée par Nicolas Stenon et William Smith. Puis, à peine refermé Alfred Wegener (enfin, son bouquin) elle épouse la théorie de la tectonique des plaques sans discussion (d’ailleurs, avec qui discuterait-elle ? Il est temps de le dire, E.-L. est du genre solitaire). Et bien sûr, elle a lu les deux tomes de l’Histoire de la géologie de François Ellenberger ; pour qui la prenez-vous ?

Bref, elle se gave de géologie. Pourquoi ? Et pourquoi pas ? Faut-il toujours une raison à tout ?

Elle ne se contente pas de lire : E.-L. excursionne, randonne, piolet et boussole à la main, carte de l’Institut national de géologie dans la sacoche, et récolte des échantillons rocheux dans tous les coins qu’arpentent ses espadrilles. Mais elle sent vite qu’elle se disperse. La terre est vaste, et il y a tant de pierres !  Il lui faut une direction : mais laquelle ? Les roches cristallines ont leurs charmes qui ne sont pas ceux des calcaires et des marnes… Mais les minerais ? la houille ? les bitumes ? les roches volcaniques ?  Que choisir ? Enfin, il ne s’agit pas ici de faire la longue liste des options qu’elle examine méticuleusement et abandonne définitivement ; autant renvoyer le lecteur curieux à la consultation de la table des matières du Traité de géologie de Daguillon.

Au bout du compte, elle se décide pour une roche sédimentaire formée de grains agglomérés par un ciment naturel, plutôt dur et compact : le grès. Pourquoi le grès ? Et pourquoi pas ?

Quoi qu’il en soit, elle sait bientôt tout ce qu’il y a à savoir du quartz et du feldspath, de l’origine éolienne ou marine des sables, et n’ignore plus rien des ciments qui agglomèrent sables et graviers, ni des oxydes qui les teintent. Elle parcourt le Devon, la Champagne, la Bavière et les Pyrénées, alourdissant son havresac de fragments rocheux dument répertoriés et visite les bibliothèques avec assiduité.

Un jour, elle sent qu’elle a assez visité le monde, assez ramassé d’échantillons de poudingues et de brèches, assez lu de bulletins d’associations géologiques. Le temps est venu d’écrire. Alors elle écrit, et sous sa plume le ciment calcaire se sépare du dolomitique. Elle écrit et s’étonne des différences infimes qui séparent les grès micacés et titanifères. Elle dessine de vertigineuses échelles chromatiques où s’échelonnent par touche de couleur les grès rouge ferrugineux et les verts lauconieux. Sans cesse, elle ordonne, répartit et classe ainsi ses échantillons par couleur, forme, granulométrie, densité…

Un matin, devant son ordinateur, elle tourne enfin la dernière page de son dernier carnet de notes, jette un œil au dernier compartiment de son casier à échantillon désormais vide. Alors, sans même relire les phrases qui s’affichent à l’écran (à quoi bon, elle les connait par cœur !) E.-L. James clique sur « mettre en ligne » et offre au monde son grand œuvre, très précisément titré :

Cinquante nuances de grès.

 

***

Que furent les vies des homonymes anonymes des célébrités ?  Après Georges Sand, Georges Perec, Claude Levi-Strauss, Honoré de Balzac, Emmanuel Kant, Victor Hugo et  Marcel Proust , voici la vie toute en nuances d’E.-L. James.

Illustration : Study of rock’s composition, 1942. Middlebury College/Archive.org (Creative commons)

 

29 commentaires

  1. Excellent ! Il fallait y penser, quelle imagination ! Mais dis-moi, carnets paresseux, la géologie ne serait-elle pas une de tes passions, également ? Il y a dans ton texte, une multitude de noms de roches et de détails sur la classification de ces dernières !

  2. Ca devient grave : je ne connais pas l’homonyme et encore moins toutes les nuances de grès. Cependant je déplore son chapitre à propos de la chronostratigraphie qui repose pourtant largement sur la géologie isotopique et sur la géochronologie pour obtenir une datation brute d’unités des roches répertoriées ad libitum par notre auteure (je déteste le mot autrice, ne comptez pas sur moi pour en faire de la pub) et contenant des assemblages spécifiques de fossiles définis par le système stratigraphique dont elle parle au chapitre 22. Ainsi son calcaire (celui de E.-L. James, pas de l’autre, il faut suivre) semble à l’évidence antidaté ! C’est un comble. Nous en parlerons plus à l’aise autour d’un verre. A la prochaine, cher ami et ne loupez pas la conférence du cercle de paléontologie calcaire la semaine prochaine. Bien à vous.
    P.S. Je vous remercie du fond du cœur pour votre article qui a le mérite de rendre clair ce qui ne l’est pas pour le vulgum pecus.

  3. Bon jour,
    Quelle chute ! Je n’avais pas fait le rapprochement, c’est dire que j’ai été embarqué par cette narration dont la culture d’un tel pavé géologique m’impressionne … en un mot : brillant 🙂
    Max-Louis

    • Merci Max-Louis ; le pavé était là pour cacher la chute ! mission accomplie 🙂

      reste une question que je me pose : le seul nom de E.-L. James évoque-t-il son roman, ou bien est-elle moins connue que son « oeuvre » ???
      🙂

      • Bon jour,
        Bonne question. En fait, pour ma part, je connais son roman à succès planétaire par effet ricochet mais son nom c’est un peu le néant avec un vêtement dont je ne sais pas distinguer la provenance … 🙂

        • C’est un peu pareil pour moi : j’ai du aller vérifier son nom sur internet avant de commencer cette histoire là ! (alors que la blague de fin, je l’avais en tête depuis longtemps) 🙂

  4. Le comité scientifique de sédimentologie aurait annoncé l’existence d’une cinquante et unième nuance, baptisée Earl grès.
    Mais sinon, quelle surprise à la chute de Pierre !
    Impossible de prétendre que cela ne casse pas des briques !

  5. Il y a là un lourd travail de documentation géologique, qui s’achève par un raccourci littéraire léger et tout à fait inattendu !.
    Un récit « technique » très réjouissant.

  6. Tu aurais du faire carrière (sourire)²
    ___
    J’apprends grâce à toi et à Gilles
    que
    Erika avec son petit pic à gré
    faisait
    du
    bruit hier.

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